Historienne de l’art, spécialiste des relations entre l’art et la technologie, Valentina Tanni vient de publier VIBES LORE CORE : Esthétique de l’évasion numérique, un ouvrage éclairant autour des subcultures du web contemporain. Avec, à chaque page, l’enthousiasme d’une passionnée cherchant à comprendre « la construction de ces vastes mythologies en perpétuelle expansion qui résonnent dans l’esprit de génération entières ».
Dans VIBES LORE CORE : Esthétique de l’évasion numérique, vous parlez d’un « nouveau surréalisme de masse ». Qu’entendez-vous par là ?
Valentina Tanni : Je fais référence ici à la possibilité de trouver des éléments formels et poétiques d’origine surréaliste dans certaines esthétiques en ligne très populaires – comme le dreamcore et le weirdcore, par exemple. La juxtaposition d’éléments incongrus, l’obsession des scénarios oniriques, la tendance à s’installer dans des états hypnagogiques et l’esthétique de la distraction : tout y est ! Quant au mot « masse », je l’utilise dans le sens où ces artefacts culturels sont spontanément produits et partagés par des millions d’utilisateurs sur le web. Cela peut sembler être un phénomène de niche, mais il s’agit d’une niche gigantesque. Ces mouvements culturels impliquent des millions de personnes dans le monde entier.
Depuis la fin des années 1990, vous étudiez la relation entre la création artistique et la technologie numérique. Comment cette relation a-t-elle évolué au cours des deux dernières décennies ?
Valentina Tanni : Cela dépend vraiment du type d’art dont nous parlons. Le monde de la production artistique est vaste et diversifié, et il continue de se diversifier à mesure que l’accès aux outils de création et de distribution de contenu s’élargit. Cela dit, deux changements importants sont intervenus. Tout d’abord, nous avons fait tomber la barrière qui séparait ce que l’on appelle « l’art des nouveaux médias » du reste de l’art contemporain – ou du moins, nous l’avons rendue moins visible et plus perméable. L’utilisation des technologies numériques n’est plus un tabou ou quelque chose d’inhabituel. Il nous a fallu plus de cinquante ans, mais la situation s’est grandement améliorée.
Le deuxième point concerne l’attitude des artistes vis-à-vis de la technologie, qui semble désormais plus consciente et plus personnelle.
« La capacité du monde de l’art institutionnalisé à influencer la culture contemporaine à ce stade de l’histoire est très limitée. »
N’est-ce pas aussi l’émergence d’une création dite « amateur » qui a changé ?
Valentina Tanni : Tout à fait ! Lorsque j’ai commencé à étudier la culture participative en ligne, il y a plus de quinze ans, il s’agissait encore d’un phénomène émergent, avec des caractéristiques clairement identifiables et distinctes. Aujourd’hui, la frontière entre le monde amateur et le monde professionnel s’est estompée. Non seulement les soi-disant amateurs répondent souvent à des normes extrêmement élevées, mais il existe également un échange continu et transparent entre les institutions, les entreprises et les utilisateurs lorsqu’il s’agit de production culturelle. Un autre facteur majeur qui a remodelé le paysage est l’essor de l’économie des créateurs de contenu, qui n’existait pas il y a vingt ans.
C’est aussi là un point régulièrement mis en avant par les détracteurs de l’art numérique : celui-ci, notamment sur les réseaux sociaux, jetterait le trouble entre la création artistique et la création de contenu…
Valentina Tanni : C’est parfois le cas. Mais le problème ne concerne pas seulement l’art numérique. Sur les réseaux sociaux, tout peut devenir du contenu, même la forme d’art la plus sacrée et la plus « élevée ». Plutôt que de critiquer cette évolution, on devrait s’en réjouir, dans le sens où l’art peut désormais émerger de n’importe quel contexte, sans pour autant empêcher des artistes exceptionnels de travailler au sein du circuit dit « professionnel ».
Cela dit, il me paraît important de préciser que la capacité du monde de l’art institutionnalisé à influencer la culture contemporaine à ce stade de l’histoire est très limitée. Les images, les mots et les sons les plus significatifs de notre époque sont, à mon avis, produits par un processus d’élaboration collective, en réseau, hyperconnecté et chaotique.
Dans VIBES LORE CORE : Esthétique de l’évasion numérique, un chapitre est consacré aux rituels magiques, en particulier le contrôle des rêves ou le désir de jouer un rôle dans une réalité parallèle. De nombreux artistes contemporains utilisant les nouvelles technologies semblent très intéressés par l’exploration de leurs rêves. Pensez-vous que cette thématique est plus que jamais d’actualité grâce aux nouvelles technologies ?
Valentina Tanni : Il y a certainement un lien entre l’accélération technologique et l’émergence de formes de pensée magique. Le monde numérique nous habitue à la dématérialisation et à la simulation. Je pense que plus nous étudions la structure de la réalité par le biais de la technologie, plus nous ressentons l’impossibilité de la tâche. Et si l’on continue à s’enfoncer dans la spirale, on en vient inévitablement à la spiritualité et à la transcendance, à un moment ou à un autre. C’est peut-être aussi une réaction au matérialisme extrême de notre culture.
Lorsque nous parlons d’art numérique, nous évoquons également la nécessité de préserver les œuvres. Pensez-vous qu’il s’agit là d’un des principaux problèmes auxquels sont confrontés les musées et les conservateurs de nos jours ?
Valentina Tanni : C’est effectivement un défi important pour les institutions culturelles en général. La culture numérique repose sur un ensemble de technologies et de protocoles qui ont tendance à se détériorer et à devenir obsolètes très rapidement. Cela concerne les œuvres d’art, mais aussi, plus généralement, toute la culture produite au sein de cet écosystème ; un vaste patrimoine qui n’est souvent pas suffisamment valorisé et protégé. Une grande partie du travail d’archivage est entre les mains de petites organisations ou d’utilisateurs individuels, qui le font par pure passion.
« Il y a certainement un lien entre l’accélération technologique et l’émergence de formes de pensée magique. »
Puisque l’on parle de pure passion, que pensez-vous des lores ? Y voyez-vous une narration spécifique à la culture web ?
Valentina Tanni : Ce qui rend le « lore » particulièrement intéressant, c’est sa nature intrinsèquement participative. Il fonctionne comme un système ouvert, en constante expansion, auquel chacun peut contribuer, ce qui permet à l’organisme tout entier de croître et, plus important encore, d’évoluer de manière inattendue. Les utilisateurs en ligne construisent collectivement un corpus narratif fluide, flexible et délibérément ouvert. Ce type de création collaborative de contenu n’est pas entièrement nouveau – l’histoire de l’humanité offre de nombreux exemples de folklore partagé -, mais il est évident qu’Internet a amplifié et accéléré le processus comme jamais auparavant.
Par le passé, vous avez fondé Random Magazine, l’un des premiers magazines en ligne entièrement consacré au net.art. Était-ce dans l’idée de documenter un art en train de se faire ?
Valentina Tanni : Il est essentiel de documenter les mouvements artistiques pendant leur émergence. C’est important pour les personnes concernées, car cela leur permet d’approfondir leur compréhension, mais c’est surtout essentiel pour les futurs historiens et chercheurs. Random Magazine possède des archives presque uniques à cet égard, puisqu’il a documenté en temps réel les projets et les événements liés au net.art et à l’art numérique. Preuve de son importance ? En réorganisant les archives du site, je me suis rendu compte que plus de la moitié des œuvres dont je parle ne sont plus disponibles en ligne. Elles ont disparu, parfois complètement, et Random est la seule trace de leur existence.
En parlant de net.art, comment expliquez-vous que le terme se soit si raréfié ?
Valentina Tanni : C’est là tout le paradoxe : le terme net.art existe toujours et peut être utilisé pour décrire des projets d’artistes qui utilisent Internet à la fois comme support et comme espace d’existence, mais le genre, en tant que mouvement historique, n’existe plus. Comme tous les mouvements d’avant-garde, il a eu un cadre temporel précis et des figures reconnaissables. Le net.art, comme je l’ai souvent dit, a été la dernière avant-garde au sens du vingtième siècle.
Aujourd’hui, vous dites qu’il est essentiel de construire un art technologique éthique et durable. Quelles solutions peuvent être mises en place pour y parvenir, ou pour s’en rapprocher ?
Valentina Tanni : Nous vivons à une époque où la plupart des outils dont nous dépendons sont contrôlés par de grandes entreprises privées ; des systèmes qui sont souvent fermés et restrictifs pour les utilisateurs. À cela s’ajoute la crise écologique, qui devient de plus en plus urgente. Je ne prétends pas avoir de solution, car il s’agit de problèmes à l’échelle mondiale, mais je crois que nous devons promouvoir des technologies plus ouvertes, donner aux gens un plus grand contrôle et résister à l’obsolescence programmée.
- VIBES LORE CORE – Esthétique de l’évasion numérique, Valentina Tanni, 232 pages, Audimat Éditions, 18€.