Si le terme « réalité augmentée » semble être un néologisme inventé il y a à peine quelques années, il n’en est en fait rien. Avant sa démocratisation, au cours des années 2010, le format pouvait s’appuyer sur quelques travaux expérimentaux, à l’image de Videoplace, un laboratoire de « réalité artificielle » imaginé au milieu de la décennie 1970.
Avant les filtres Snapchat, avant l’hystérie Pokémon Go, avant les lunettes d’Apple, il y avait Videoplace. Un espace sans casque, sans manette, sans pixel racoleur. Juste une idée un peu folle : transformer le corps en pinceau, le mouvement en langage, l’écran en théâtre. Bienvenue à l’origine secrète de la réalité augmentée.
Sur le mur, deux ombres dansent. Des ombres projetées, recomposées, colorées. Augmentées, donc. Elles répondent aux gestes d’un visiteur, captés par une caméra infrarouge. À l’époque, personne ne parle encore d’AR. L’intelligence artificielle est au mieux une utopie de laboratoire, la VR n’est qu’un fantasme cyberpunk, et le terme « métavers » n’a pas encore été soufflé aux oreilles de Neal Stephenson. Et pourtant. En 1974, Myron Krueger, artiste, informaticien et prophète à ses heures perdues, pose là les jalons de tout ce que nous vivons aujourd’hui. Ni installation vidéo, ni jeu, ni outil, Videoplace est un peu tout ça à la fois. C’est aussi et surtout un lieu sans lieu, un espace où le réel et le virtuel s’embrassent dans une danse sans fin. La première pierre d’un édifice générationnel.
Un rêve analogique
Alors non, Myron Krueger ne cherche pas à fuir le monde, mais plutôt à l’enrichir. À une époque où la technologie est froide, linéaire, enfermée dans quelques claviers encore confidentiels, il veut la rendre vivante, sensible, tactile. Avec Videoplace, il compose une œuvre interactive où chaque mouvement de l’utilisateur devient une trace graphique, une interaction générative, un échange visuel.
Un rêve analogique, branché sur les premières caméras de vision artificielle, avec des ordinateurs géants et des interfaces bricolées à la main. Ici, l’espace est virtuel mais le corps est central. L’humain n’est pas spectateur : il est le pinceau, la palette, l’acteur. Le système reconnaît les mouvements des participants au lieu de traiter les commandes des périphériques d’entrée traditionnels. Tous les principes de la réalité augmentée sont ici réunis, sauf que ce terme n’existe pas encore – il faudra pour cela attendre 1992 et un obscur rapport du chercheur Thomas Caudell, dont l’expression lui vient alors qu’il tente de décrire un système d’aide au montage pour les techniciens de la société Boeing. Toujours est-il que, dans l’obscurité d’un laboratoire universitaire, près de vingt ans plus tôt, l’idée était déjà là.

Poésie du mouvement
Avec Videoplace, Myron Krueger donne vie à une utopie précoce. Alors que la Silicon Valley commence à peine à imaginer les interfaces homme-machine, il offre un espace de liberté totale dans lequel le corps fait office d’interface. Si aujourd’hui, la réalité augmentée envahit nos vies sans même qu’on s’en rende forcément compte, peu savent qu’à son origine, il y a une œuvre poétique, radicale, un manifeste. Le projet n’est pas simplement d’inventer une technologie, mais une façon de penser l’interaction, d’être au monde. Le rêve d’un univers où l’humain et la machine se rencontrent dans un espace artistique, sensible, vivant. À l’heure où l’AR redessine nos villes, nos visages et nos souvenirs, rendons hommage à cette pièce fondatrice qui permet de se souvenir qu’avant le marketing, avant les brevets, il y eut une silhouette projetée, un geste capté. Une poésie du mouvement, aujourd’hui conservée au Musée d’histoire naturelle de l’Université du Connecticut.