Le Fresnoy : en immersion dans les coulisses de l’institution tourquennoise

03 novembre 2023   •  
Écrit par Maxime Delcourt
Le Fresnoy : en immersion dans les coulisses de l’institution tourquennoise
“Maalbeek” ©Ismaël Joffroy Chandoutis

Il y aurait mille manières de parler du Fresnoy – Studio national des arts contemporains, à Tourcoing. L’une d’entre elles pourrait consister à présenter l’institution comme une énième école d’art, déconnectée de la réalité et réservée à une élite. En allante sur place, en discutant avec les coordinateurs et les élèves, on comprend toutefois qu’il s’agit de tout autre chose.

Ce qui frappe en arrivant aux pieds du Fresnoy, ce n’est pas simplement son architecture, alliage détonnant de modernité et de tradition donnant l’impression étrange qu’un vaisseau spatial s’est posé sur le toit d’anciens bâtiments autrefois dédiés aux divertissements populaires (salle de cinéma, dancing, etc.). Non, ce qui interpelle se passe finalement quelques mètres plus loin, une fois à l’intérieur, lorsque l’on comprend que l’institution tourquennoise est une promesse : un endroit où les professionnels, les étudiants et les professeurs invités s’emparent comme rarement des modèles de l’école d’art pour le remixer, le repenser, le retourner.

Ici, chacun des 48 étudiants (24 par année) souscrit à un tarif d’inscription relativement modique par rapport à d’autres établissements (760 euros par an) et entre ainsi de plain-pied dans le monde de la création avec, chaque année, 8 400 euros mis à disposition afin de réaliser une œuvre. Laquelle, lancée officiellement début janvier, doit être terminée pour mi-juin afin qu’un jury professionnel (constitué de galeristes, curateurs, commissaires, artistes) vienne l’observer et distribuer le diplôme.

« La première année, on se focalise essentiellement sur la photographie, le cinéma et la vidéo », précise François Bonenfant, coordinateur cinéma et arts visuels. Éric Prigent, coordinateur pédagogique et création numérique, poursuit : « En deuxième année, les 24 étudiants sont formés à la création numérique, ce terme extrêmement vaste qui regroupe autant la VR et l’IA que les technologies immersives ou la réalité augmentée. Chaque année, ils doivent donc réaliser une œuvre à partir d’un budget donné, ce qui leur permet d’apprendre à gérer des finances, à s’autodiscipliner, mais aussi à travailler avec des laboratoires de recherches, des scientifiques, des développeurs, etc. »

©Le Fresnoy

Au service de la création

C’est que le fait d’être étudiant au Fresnoy n’a rien d’une partie de poker qui se jouerait à l’aveugle. Ici, tous les élèves sont préparés à réfléchir leurs travaux, à questionner leur médium, à comprendre comment le numérique peut influencer leur écriture, à savoir définir leur projet tout en étant précis et concis. Éric Prigent se souvient : « Il n’y a pas si longtemps, Robert Henke est venu et leur a demandé de résumer en trois mots leur projet en cours. Tous les étudiants étaient désarçonnés… Or, il voulait simplement leur apprendre à ne dire que l’essentiel, à souligner ce qui est non négociable dans leur approche. »

Au Fresnoy, il y a aussi cette volonté de ne pas utiliser les nouvelles technologies comme un prétexte : oui, l’espace d’exposition est immense (1 000m2), mais pourquoi privilégier une œuvre grand format quand les miniatures peuvent être tout aussi intéressantes ? Oui, les technologies sont foncièrement intrigantes, mais comment éviter d’en faire un vulgaire gadget ? Oui, le numérique est moins une contrainte qu’une opportunité de créer différemment, mais n’est-il pas possible également d’intégrer ces technologies sans rompre avec des approches plus traditionnelles ? Oui, le projet est ambitieux, mais quel serait l’impact environnemental d’une telle création numérique, surtout quand on sait qu’une installation est possiblement exposée pendant trois mois, huit heures par jour, dans le cadre de l’exposition Panorama ?

EMI ©Ethel Lilienfeld

Toutes ces questions, François Bonenfant et Éric Prigent invitent leurs étudiants à se les poser, conscients qu’il ne s’agit pas simplement de les former à créer, mais aussi de les amener à réfléchir à la monstration d’une œuvre, à sa diffusion, à son accessibilité, à son sens, à son exploitation et à sa cohérence par rapport à la réalité du marché de l’art. « C’est important qu’ils soient conscients dès février de ce qu’ils feront en septembre, une fois leur cursus terminé, poursuit Éric Prigent d’une voix bienveillante. Ils ne peuvent pas se permettre d’avoir un projet à la fois, il faut toujours qu’il y en ait un en écriture, un autre en recherche de subventions, un autre en développement… » Rencontrée aux prémices de l’été, bien avant le début de l’exposition Panorama 25, organisée par Le Fresnoy, Ethel Lilienfeld abonde dans le même sens : « Ici, les coordinateurs et les enseignants invitent à interroger les nouveaux outils technologiques qui nous entourent, à les expérimenter, à les décortiquer et, parfois même, à les détourner ».

L’interdisciplinarité en action

Depuis sa création, en 1997, par Alain Flescher, chargé de créer un endroit qui deviendrait à la fois une « Villa Médicis high tech, un Bauhaus de l’électronique, un Ircam des arts plastiques », le Fresnoy a évidemment accueilli un grand nombre de futurs grands noms de l’art – parmi les plus récents, citons Clément Cogitore, Kapwani Kiwanga et Julien Creuzet, qui représente la France à la prochaine Biennale d’Art de Venise – et d’invités prestigieux : Sabrina Ratté, Bruno Dumont, Yann Gonzalez, Julien Prévieux, Cécile B. Evans ou encore Justine Emard. « On accueille autant des cinéastes et des artistes contemporains que des chorégraphes ou des metteurs en scène, précise François Bonenfant. L’idée étant de représenter toutes les disciplines, de présenter aux étudiants tous les croisements possibles. »

Salle de montage ©Marc Domage/Le Fresnoy

Dans les faits, le Fresnoy est aussi de ces lieux dont il est possible de résumer l’importance en quelques chiffres. Il y a ces œuvres produites ou co-financées par l’institution et diffusées plus de 600 fois dans le monde en 2022, cette cinquantaine de projets financés chaque année. Il y a aussi ces 250 étudiants qui postulent chaque année, ces 47 nationalités représentées et ces promotions de 24 élèves que l’équipe souhaite « volontairement paritaires ».

Enfin, il y a ces 36 salariés travaillant quotidiennement avec différents intermittents afin d’optimiser la réussite des élèves. « Il y a vraiment ici l’ambition de mettre les étudiants dans les meilleures conditions, précise Éric Prigent. D’où le fait qu’ils soient tous accompagnés par un ou une chargée de production. D’où notre « magasin images » qui nous permet de mixer les technologies numériques et argentiques au sein d’une même photo à l’aide d’une machine extrêmement poussée. D’où ce studio d’enregistrement, l’un des équipements les plus pointus de la maison, ou ce studio de montage. D’où ce fab lab qui permet de se former à la technique, mais aussi de penser la forme d’un projet, d’être au cœur de l’action, de la réflexion et de la fabrication des choses. »

Swatted ©Ismaël Joffroy Chandoutis

Bienvenue dans le monde réel

Éric Prigent cite alors en exemple Swatted d’Ismaël Joffroy Chandoutis, un film où des joueurs en ligne racontent leurs difficultés à échapper au « swatting », un phénomène de cyberharcèlement qui menace leur vie à chaque partie. « Plutôt que de tourner le film dans le vrai monde, on a discuté ensemble du fait d’utiliser Internet, de se réapproprier des images puisées dans un jeu comme GTA 5 : en fin de compte, ce parti-pris a donné davantage d’ampleur à ses visuels, de même qu’au sens de l’œuvre. » Depuis, rappelle le coordinateur, un sourire aux coins des lèvres, Swatted a été montré plus de 190 fois et a reçu de nombeux prix. « Forcément, pour trouver un producteur ou des diffuseurs derrière, c’est moins compliqué. »

Tout l’enjeu est en effet de faire comprendre aux étudiants qu’une minorité seulement pourra vivre pleinement de son art, qu’il faut parfois lutter pendant plusieurs années avant d’espérer pouvoir se consacrer à temps-plein à la création, qu’il vaut mieux parfois privilégier de petits festivals, où l’œuvre sera accompagnée, que de tout miser sur de gros évènements où le projet risque d’être noyé dans la masse, où les possibilités de rencontres seront faibles. « La formation ne dure que deux ans, ce qui est très rapide, conclut Éric Prigent. On fait donc le maximum pour qu’ils partent d’ici en ayant une conscience des enjeux et des difficultés du monde de l’art. »

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