L’histoire de Madotsuki_the_dreamer est aussi incroyable que dérangeante. Pendant des années, un internaute dissimulé derrière ce pseudo a écumé les communautés les plus sombres d’internet en créant des dizaines d’autres avatars incarnés par des personnalités contradictoires, allant d’un néo-nazi à une féministe radicale, en passant par un jihadiste ou un critique de cinéma. Ismaël Joffroy Chandoutis se saisit de cette histoire réelle et propose une installation vidéo présentée à la Biennale Némo. Ce faisant, l’artiste français explore brillamment la question des identités numériques, et se démarque par une empreinte documentaire hybride.
Mais qui est donc Madotsuki_the_dreamer ? La réponse est loin d’être évidente tant ce pseudonyme – contributeur régulier d’articles sur l’histoire du jeu vidéo sur Wikipédia et de films rares sur IMBb – n’est qu’une des multiples identités de Joshua Ryne Golberg, un jeune américain. L’artiste Ismaël Joffroy Chandoutis, déjà récompensé d’un César pour son travail documentaire (Maelbeek en 2022), a en premier lieu enquêté sur un autre de ses personnages… « Je me suis concentré sur un internaute djihadiste (sous le pseudonyme Australi Witness, ndr) qui a eu un fort écho médiatique. En mai 2015, il est soupçonné d’avoir encouragé l’attaque terroriste, finalement déjouée à la dernière minute, de Garland au Texas », explique Ismaël Joffroy Chandoutis
Cet événement marquant va attirer l’attention d’enquêteur·rices : « Des journalistes et des agents du FBI ont fini par le rechercher. Quelques mois après, il se fait arrêter par un agent infiltré alors qu’il lui donnait des informations pour la fabrication d’une bombe destinée à un événement de consécration du 11 septembre ». Depuis, cette personne est incarcérée. Pourtant, beaucoup d’éléments restent mystérieux : « Au début, beaucoup ont pensé qu’il était convaincu par l’idéologie djihadiste. Mais paradoxalement il avait un autre pseudo infiltré dans un groupe néonazi. Il a même modéré plus de cent comptes néonazis et a publié sur le blog réactionnaire Daily Stormer ».
À en croire Ismaël Joffroy Chandoutis, dont l’œuvre Virtual Kintsugi fut un des premiers NFT à être acquis par un musée français, la multiplication des identités ne s’arrête pas là : « Il a aussi incarné un personnage féministe radical, une étudiante japonaise américanophile, une snipeuse d’élite, un europhile, un antieurope, un critique de films… Au total c’est un labyrinthe d’une centaine d’avatars, souvent animés par une tension et une recherche de chaos. Malgré tout, à plusieurs endroits, on voit des fissures dans ses personnages et l’on déduit que c’est lui-même qui parle ».
Un travail documentaire et sensible
Au-delà du fait divers atypique, c’est surtout le traitement artistique des identités qui est passionnant à observer. Ismaël Joffroy Chandoutis confie : « En aucun cas, je ne le défends, ni le juge. Je crée un espace artistique où la question du duplicat et de l’identité numérique peut être approfondie ». Pour cela, l’artiste ne se contraint pas au respect d’un cadre figé dans le traitement des faits. « Je ne cherche pas à capter le réel pour documenter le réel. Je cherche à le dépasser, explique-t-il, convaincu. C’est pourquoi je m’autorise à m’écarter de ce que l’on voit. À mon avis, mon travail recherche le juste, pas nécessairement le vrai. L’extrême subjectif est ma manière de documenter un sujet. L’abstraction sert à souligner le sensible de cette histoire. »
Le geste documentaire est pourtant un élément central de ce travail. In fine c’est une base de données de 5 000 pages compilant des documents authentiques qui est constituée. L’abstraction évoquée se manifeste par un travail autour du deep fake. « En 2019, j’ai débuté une exploration des outils dédiés à l’intelligence artificielle. Je me suis concentré sur la technologie du deepfake qui permet de dupliquer quelqu’un – sa voix, son image – et de lui faire faire des choses dont il n’est pas l’auteur ». Dans la vidéo de l’artiste, le deep fake façonne ainsi la matérialisation des différents avatars de Madostuki_the_dreamer : « J’ai souhaité avoir plus de représentations et ne pas avoir un personnage figé. Dans son esprit, les choses sont polymorphiques et instables, je voulais traduire la même vision. »
Une installation en constante évolution
Finalement, ce sont plus de 30 minutes de film qui dévoilent ces vidéos deep fake et des documents d’archives. Le film est présenté sur une télévision placée dans l’espace d’une chambre que l’artiste se charge de décrire : « C’est un peu un décor de cinéma. C’est une chambre, mais loin des stéréotypes de chambres d’adolescents. À la place, j’ai préféré m’inspirer d’une esthétique de chambre liminale, où l’espace est habité principalement par son bureau et un espace hétérotopique prêt à se transformer ».
Actuellement, Madostuki_the_dreamer est présenté dans une première version à l’occasion de la Biennale Némo mais pourra évoluer dans les prochains mois en fonction de la poursuite du travail d’Ismaël Joffroy Chandoutis. « C’est un work in progress car on va continuer à nourrir cette œuvre, notamment avec d’autres vidéos deep fake de ses avatars, confie-t-il. Et puis j’aimerais aussi essayer une forme plastique sous forme de dataviz qui pourrait nous donner une cartographie de ses identités sur Internet. Ou peut-être pousser aux limites de l’interactivité en tentant des porosités avec le jeu vidéo ».
Ironie du sort, la passion du jeu vidéo est justement l’un des points qu’entretient l’artiste avec Madotsuki_the_dreamer : « Madotsuki est un personnage de jeu vidéo qui raconte l’histoire d’une jeune fille enfermée dans sa chambre et qui s’évade dans d’autres réalités. » À croire que Madotsuki est probablement l’avatar le plus proche de la personnalité réelle de cet internaute définitivement difficile à cerner…