Simon « Raion » Lavi : quand l’IA bouscule les codes de la post-photographie

17 juillet 2023   •  
Écrit par Maxime Delcourt
Simon "Raion" Lavi : quand l'IA bouscule les codes de la post-photographie
“Pink. Unidentified. Such a Useless Color ! #091” ©Simon Raion Lavi

Photographe et artiste multimédia, Simon « Raion » Lavi s’intéresse depuis quelques années à l’intelligence artificielle. Un outil à travers lequel il donne vie à son imaginaire, tour à tour surréaliste et politique. Pink. Unidentified. Such a Useless Color, sa dernière série, en est l’éclatante démonstration.

Depuis plus de 20 ans, les expérimentations et les dialogues entre les technologies nourrissent le travail de Simon Lavi, ce photographe français exilé depuis deux décennies en Amérique. C’est là, depuis la Caroline du Sud, où il s’est installé, que celui que l’on surnomme « Raion » s’est rapproché ces deux dernières années des intelligences artificielles. Parce qu’il y voit voit un exutoire créatif passionnant, et parce que cet outil lui permet d’expérimenter sa technique et ses idées en fonction des nouvelles mises à jour. En résulte Pink. Unidentified. Such a Useless Color, une série de cent photographies où la surabondance de rose et les mises en scène parfois burlesques se révèlent trompeuses : derrière la légèreté apparente, la grande majorité de ces clichés raconte la société, avec ses désordres et ses bouleversements : ici des ateliers clandestins surpeuplés, là des dortoirs encombrés, etc. Rencontre.

Tu travailles dans le domaine de l’art numérique depuis deux décennies. Quand et pourquoi as-tu décidé de te tourner vers les intelligences artificielles ?

Simon « Raion » Lavi : Cela fait effectivement vingt ans que je travaille avec des technologies numériques de pointe, en me spécialisant notamment dans la 2D/3D et la réalité virtuelle. Début 2021, mon intérêt a été piqué par un logiciel appelé VQGAN+CLIP, qui marquait l’émergence d’un nouveau type d’architecture de réseau neuronal capable de générer des images à partir d’un texte. Les premiers tests étaient quelque peu limités en raison de l’exportation d’une image finale en 256×256 pixels, mais j’étais persuadé du potentiel de cette technologie. Depuis lors, j’ai exploré différents processus d’IA et ai décidé de les intégrer en toute transparence au sein de ma pratique artistique.

You’re Gonna Need A Bigger Boat – XVI ©Simon « Raion » Lavi

Au moment de créer la série Pink. Unidentified. Such a Useless Color, tu disais que le rose était encore trop souvent considéré comme une couleur de second rang. Comment expliques-tu ce manque d’intérêt ?

Simon « Raion » Lavi : Historiquement, la théorie des couleurs pour les peintures est encore basée sur le disque des couleurs établi par Isaac Newton, et donc essentiellement sur les couleurs dites primaires : le rouge, l’orange, le jaune, le vert, le bleu et le violet. Comparé à des couleurs comme le noir, le blanc ou le rouge, le rose est un ajout relativement récent à la palette du monde occidental. Si l’on met de côté les stéréotypes liés au sexe, le rose est pourtant une couleur comme les autres. D’un point de vue esthétique, elle est vive, vibrante, ce qui en faisait un choix pertinent au moment de penser la cohérence visuelle des 100 pièces composées pour Pink. Unidentified. Such a Useless Color. De plus, après avoir vécu la pandémie du Covid, l’utilisation du rose était pour moi un moyen de dépeindre un monde où l’omniprésence d’une seule couleur pouvait être interprétée comme une métaphore visuelle du coronavirus.

Personnellement, comment parviens-tu à traduire une émotion par le biais de l’IA ?

Simon « Raion » Lavi : De la même manière qu’un peintre, un danseur ou un musicien le ferait. Les émotions sont liées aux expériences, aux sentiments, aux pensées et aux souvenirs du spectateur ; elles émergent lorsque le public est ouvert et réceptif à l’art. Cela fonctionne de la même façon avec l’IA : même si cette technologie peut sembler un poil sophistiquée, elle a la même fonction et la même capacité que les pinceaux d’un peintre.

Pink. Unidentified. Such a Useless Color! #056 ©Simon « Raion » Lavi

Penses-tu que l’IA te permet d’aborder des scénarios et des émotions que tu ne pourrais pas développer avec la photographie dite « traditionnelle » ?

Simon « Raion » Lavi : L’IA est une porte ouverte à l’exploration d’un espace post-photographique, une technologie qui permet la création de compositions surréalistes et de possibilités visuelles passionnantes tout en préservant l’essence même de la forme d’art photographique. En un sens, l’IA sert de ressource illimitée lors de séances photos où l’on n’a plus à se soucier des contraintes physiques telles que l’équipement nécessaire à l’éclairage, les appareils photo, les objectifs, les acteurs, les lieux ou les conditions météorologiques.

On dit souvent que l’IA accélère le processus créatif. Est-ce vraiment le cas ? Par exemple, combien de temps t’a-t-il fallu pour créer Pink. Unidentified. Such a Useless Color ?

Simon « Raion » Lavi : Il faut savoir qu’un PC grand public moderne peut générer une quantité de données bien plus importante qu’un superordinateur des années 1990. Sachant que l’IA exploite la puissance de calcul exponentielle des ordinateurs modernes, il est donc évident qu’elle permet de créer des images rapidement. À titre personnel, par exemple, il m’a fallu deux mois pour créer l’ensemble de Pink. Unidentified. Such a Useless Color.

Simon«Raion»Lavi
« L’IA permet la création de compositions surréalistes et de possibilités visuelles passionnantes tout en préservant l’essence même de la forme d’art photographique.  »

Certains photographes se disent flattés de voir leur travail figurer au sein de l’énorme base de données de Midjourney. C’est ton cas ? Par exemple, que penses-tu de l’opt-out ?

Simon « Raion » Lavi : La question de l’opt-out soulève des questions complexes qui dépassent mes compétences personnelles… Selon moi, c’est une affaire de juristes et de spécialistes du droit d’auteur. Pour ma part, j’ai simplement tendance à penser qu’il est difficile de réclamer des droits d’auteur au sens traditionnel du terme quand on connaît la manière dont l’IA apprend les formes, les couleurs et les structures à partir de milliers d’images afin d’en générer des nouvelles. Si on part du principe qu’il faudrait appliquer des droits d’auteur à une telle technologie, on peut aussi se dire que les étudiants en art devraient potentiellement en payer également lorsqu’ils étudient et créent des œuvres « dans le style » d’autres artistes… Seule certitude : notre époque met actuellement en évidence les problèmes complexes qui existent entre le contenu généré par l’IA et le principe de droits d’auteur.

Notre époque a également tendance à mettre en opposition les photographes dits « traditionnels » et ceux qui utilisent l’IA, comme si ces derniers se contentaient d’appuyer vulgairement sur quelques boutons…

Simon « Raion » Lavi : Au départ, on disait la même chose de la photographie : il suffisait apparemment d’appuyer sur un seul bouton pour que n’importe qui, muni d’un appareil photo, puisse créer une image. Heureusement, les photographies ont fini par être reconnus comme des artistes à part entière, et leurs œuvres ont sont aujourd’hui exposées dans les musées du monde entier. Cela a pris un peu de temps, mais je ne pense pas que l’on puisse de nos jours remettre en question la valeur artistique de Joel Meyerowitz, Gregory Crewdson ou Andres Serrano.

Untitled. 2023 ©Simon « Raion » Lavi

Comment expliques-tu cette incompréhension autour de l’IA ?

Simon « Raion » Lavi : Peut-être est-ce parce que beaucoup de gens ne comprennent pas réellement comment cela fonctionne… Contrairement à ce que l’on croit souvent, l’IA n’assemble pas des morceaux d’images pour en créer de nouvelles. Elle utilise plutôt un processus appelé « deep learning », dans le cadre duquel un logiciel organise des millions d’images étiquetées pour en reconnaître le contenu. L’ordinateur analyse ces images et effectue des recherches de modèles à l’aide de caractéristiques communes. Par exemple, après avoir classé des milliers d’images de pomme, l’IA peut générer l’image d’une pomme en comprenant sa couleur, sa forme et sa texture.

Le problème, c’est que tout le débat autour de l’IA et des droits d’auteur est souvent mené par des personnes qui n’utilisent pas l’IA et souhaitent simplement protéger leur propriété intellectuelle. Je comprends ces préoccupations, bien sûr, mais j’espère qu’elles ne deviendront pas un moyen de réglementer ou de ralentir le développement d’une nouvelle technologie prometteuse. Après tout, devons-nous payer des droits d’auteurs parce qu’on est allé au Louvre et que l’on a étudié Delacroix pour réaliser un projet artistique basé sur cette expérience ? Non, et cela s’explique aisément : une fois que vos images sont rendues publiques, il appartient aux individus et aux IA de les étudier pour en créer leurs propres interprétations ou versions.

Simon«Raion»Lavi
« Notre époque met actuellement en évidence les problèmes complexes qui existent entre le contenu généré par l’IA et le principe de droits d’auteur. »

À titre personnel, as-tu déjà essayé de créer « dans le style » de tel ou tel photographe, sur Midjourney ou ailleurs ?

Simon « Raion » Lavi : La création « dans le style de » peut constituer un outil d’apprentissage précieux pour les étudiants en art, ne serait-ce que pour comprendre les approches artistiques. Si l’IA peut aider à générer des œuvres d’art rappelant vaguement des artistes comme Jean-Michel Basquiat, par exemple, elle interroge surtout le sens que l’on donne ou souhaite donner à ce type de créations. D’après moi, l’essentiel n’est pas là ; en tant qu’artiste, il est dans la nécessité de développer sa propre voix et ses propres perspectives. C’est pourquoi je vois dans l’IA un outil puissant, une technologie me permettant d’explorer des territoires inexplorés, de développer des idées personnelles. D’où ma volonté de créer mes propres modèles afin de développer de nouvelles voies artistiques.

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