Agnieszka Polska – Les nouveaux imaginaires de l’IA

04 février 2025   •  
Écrit par Laurent Catala
Agnieszka Polska - Les nouveaux imaginaires de l'IA
Agnieszka Polska ©Dahahm Choi

Avec The Book Of Flowers, présenté récemment au MHK d’Anvers dans le cadre de l’exposition Flowers On The Sun, l’artiste polonaise Agnieszka Polska dénote d’une étrange approche narrative reliant matériau filmique scientifique des années 1950 et compositions futuristes pensées à l’aide de l’IA. L’idée ? Placer l’intimité humaine au cœur du rapport complexe et matriciel de l’intemporalité technologique.

Pénétrer l’univers artistique et (science-)fictionnel d’Agnieszka Polska revient ainsi à mettre le pied dans un univers à la fois clos et perméable, un monde narratif et poétique semblable à une matrice filtrant à la fois des ingrédients humains et technologiques, mais aussi des ressorts narratifs. Ces derniers, composés de matières filmiques projetées et d’architectures organiques (soleil incarné de son film The New Sun, oiseaux, papillons et horloges de sa série d’objets-sculptures Braudel’s Clocks), ornent régulièrement les murs de ses installations, tels des tableaux aux allures de natures mortes ou modifiées.

C’est d’ailleurs un peu cette image, à la fois simple et complexe, vivante et consumée, qui saisit le spectateur entrant dans la grande salle ronde servant d’écrin aux trois installations de la créatrice polonaise présentées par le musée d’art contemporain (MHK) d’Anvers dans la cadre de l’exposition Flowers On The Sun qui lui est consacrée. Un écrin dépouillé, au bout duquel on prend place chichement sur un tapis de sol, pour apprécier sans fioritures, casque sur les oreilles, ce qui constitue sans nul doute sa pièce de choix : le film The Book of Flowers.

Dans une salle obscure, un film est diffusé où l'on voit un soleil prenant les traits du visage humain.
The Book Of Flowers ©Agnieszka Polska

Le sens de la narration

The Book Of Flowers est une sorte de rêve filmique de dix minutes renvoyant ostensiblement à la pratique d’Agnieszka Polska. Dans son travail, celle-ci utilise la narration cinématographique et l’affect des outils technologiques pour examiner les rapports intimes entre humanité et sciences, scrutant les influences mutuelles qui se dégagent de leur relation, tant dans le langage que dans l’histoire ou la conscience qui en émerge. Si elle s’intéresse, comme beaucoup d’artistes numériques, à la responsabilité sociale et collective de l’Homme face aux conséquences de l’émergence des nouvelles technologies – qu’elle dénonce largement –, sa vision témoigne d’un sens plus brouillé, désorienté, de la façon dont ce nouveau déterminisme technologique peut s’emparer et remodeler le storytelling humain. Sans doute, parce que son art lui-même se situe de la même manière à l’intersection de la poésie, de la narration et du cinéma, autant de supports malléables et flottants par essence.

The Book Of Flowers témoigne ainsi d’une polarité magnétique indéniable, porté par la collision visuelle des éléments qui en composent la forme, tout en refusant de heurter la limpidité particulièrement fluide de l’histoire, elle-même incarnée par la voix suave, fidèle au rythme des contes audio de notre enfance, de l’actrice Tina Greatex. Sans doute fallait-il cette douceur formelle pour rendre crédible cette curieuse remontée vers la nuit des temps, lorsque des fleurs géantes peuplaient la Terre, et que l’espèce humaine servait de pollinisateurs à leur croissance et développement. Dans ces temps anciens, en effet, une symbiose complexe reliait l’humain et la plante, les rendant indispensables l’un à l’autre, faisant de la relation sexuelle humaine le vecteur vital du développement végétal – en sacrifiant d’ailleurs le mâle, littéralement dévoré par la plante, tandis que la femme allait de son côté accoucher à même le sol – jusqu’à ce que l’Homme, dénaturé en quelque sorte par la technologie, ne vienne rompre cet équilibre en créant les conditions nouvelles de sa propre reproduction autonome.

Une femme allongée dans le noir face à un film où l'on voit une plante en gros plan.
The Book Of Flowers ©Agnieszka Polska

The Book Of Flowers : une allégorie technologique

Dans l’histoire de The Book Of Flowers, la technologie enchanteresse de l’histoire, des mots, du récit – la « technologie du storytelling », comme le précise Agnieszka Polska – cède ainsi sa place à une nouvelle technologie, celle d’un modernisme venant entrechoquer la réalité vitale des humains et des plantes pour la faire basculer dans un nouveau rapport de vie, plus séparé. Les images procèdent par voie de conséquence de ce même processus de mutation. Pour celles-ci, Agnieszka Polska a créé une succession d’animations dynamiques à partir d’images 16 mm de prises de vue de fleurs tirées de films scientifiques des années 1950. Confiées à l’IA, et donc à la démesure tentaculaire des scripts du prompt, ces fleurs connaissent des mutations surréalistes, aux textures animales ou machiniques, qui demeurent pourtant suffisamment équilibrées pour garder la touche vintage des images d’origine.

AgnieszkaPolska
« Nous avons utilisé comme fond les images originales et nous leur avons superposé les nouvelles images générées via IA pour créer le mouvement.  »

Techniquement, The Book Of Flowers est effectivement mu par une étrange allégorie technologique qui procède directement de son mode de conception via le logiciel IA Stable Diffusion et de sa confrontation avec des images, une tonalité narrative – et une musique – aux caractéristiques plus anciennes. Tout comme l’histoire de cette procréation humaine et florale, progressivement modifiée par l’émancipation des Hommes, Agnieszka Polska et son équipe ont progressivement composé les nouvelles images du film en fonction des évolutions rapides du logiciel. « Nous avons constamment expérimenté et ajusté notre méthode de travail aux nouveaux outils et aux nouvelles fonctions qui apparaissaient chaque semaine », explique-t-elle.

Animée par l’envie de dévoiler les coulisses de son œuvre, l’artiste polonaise met en avant le principe de « templates », de dossiers séparés mais communicants, procédant de cette méthode de travail. « Nous sommes parvenus à faire d’excellentes photos modifiées, très réalistes, mais nous ne sommes jamais parvenus à faire des séquences reproduisant de façon totalement crédible les mouvements évolutifs, comme la maturation des graines. À la fin, nous avons donc choisi de combiner les deux « templates ». Nous avons utilisé comme fond les images originales et nous leur avons superposé les nouvelles images générées via IA pour créer le mouvement. Nous avons procédé de la sorte image par image, ce qui donne ces effets très particuliers de composition au film ».

Une boule de feu apparaît sur l'écran d'une salle d'exposition plongée dans le noir.
The Book Of Flowers ©Agnieszka Polska

Mettre l’IA au service d’une histoire personnelle

Il est évidemment intéressant de noter toutes les ramifications de The Book Of Flowers avec la genèse ancienne des œuvres (la mémoire, le langage, la tradition orale ou écrite) et les genèses plus modernes et futuristes des nouvelles technologies (IA, transhumanisme). Il est tout aussi captivant d’y voir, en dépit de la touche presque nostalgique qui se dégage de l’histoire, une forme d’émancipation de l’humanité s’affranchissant par la technologie d’un asservissement certain, se libérant à la façon d’un Prométhée allant voler le feu aux dieux de l’Olympe pour faire bénéficier l’espèce humaine de ce nouveau « bienfait technologique ». Mais il convient aussi de voir dans cette réalisation, une forme d’aboutissement très personnel du processus créatif d’Agnieszka Polska.

AgnieszkaPolska
« Dans un futur proche, avec de tels outils, tout un chacun se verra offert une possibilité infinie de création d’images et d’animations qui seront comme une nouvelle genèse filmique potentielle. »

« Quand j’étais petite, ma mère me disait toujours de penser à quelque chose de plaisant quand j’essayais de dormir, se remémore-t-elle. J’ai donc fait ainsi, en imaginant un écosystème intriqué, avec des protagonistes humains et des espèces fantastiques qui vivraient en symbiose grâce à des technologies futuristes. C’était des histoires épiques qui agissaient comme un reflet de moi-même, et qui n’étaient pas toujours plaisantes, mais aussi sombres et dystopiques. J’ai appris plus tard qu’on appelait ces projections délirantes des paracosmes, et que de nombreux auteurs de renom y avaient eu recours dans leur vie, comme les Sœurs Brontë ou le réalisateur James Cameron. J’ai aussi appris que certains psychiatres considéraient cela comme des désordres mentaux, appelés “rêveries inadaptées”. Personnellement et en tant qu’artiste, j’ai fait le choix de ne jamais complètement sortir de cette fantasmagorie, en particulier quand je me sens submergé par la réalité ».

Un homme, assis, observe un film dans une salle d'exposition plongée dans le noir.
The Book Of Flowers ©Agnieszka Polska

Il est dès lors évident qu’avec l’IA, Agnieszka Polska s’est doté d’un arsenal technologique nouveau pour continuer à tester et faire fructifier cet imaginaire. Pour autant, elle n’en reste pas moins dubitative sur les projections obtenues. « Quand on passe un long moment à travailler avec l’intelligence artificielle, comme pour The Book Of Flowers, il est difficile de ne pas être absorbée par un mélange d’anxiété et de crainte », avoue-t-elle.

Avant de conclure, pensive et inquiète quant aux années à venir : « Avec de tels outils, c’est comme si l’humanité était en équilibre au bord d’un puits noir, prête à s’y jeter la tête la première. Il est tentant de penser que l’humanité puisse réécrire son histoire en s’y précipitant. Mais ce puits se révèle de plus en plus profond chaque jour, et je crains que l’humanité ne doive changer de réalité biologique, ne doive se redéfinir en quelque sorte, pour apprendre à y nager sans se noyer, si elle y plonge corps et biens. Dans un futur proche, avec de tels outils, tout un chacun se verra offert une possibilité infinie de création d’images et d’animations qui seront comme une nouvelle genèse filmique potentielle. Mais le cerveau humain et les sociétés humaines sont-elles suffisamment créatives, suffisamment prêtes, pour travailler de pair avec l’IA sans s’y brûler les ailes ? ».

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