Anouk Kruithof – Une vie de prises de vue

Anouk Kruithof - Une vie de prises de vue
"Façade" ©Anouk Kruithof

Depuis plusieurs années, l’art d’Anouk Kruithof a explosé les limites de la photographie traditionnelle en faisant passer la discipline du 2D au 3D, via des sculptures et des installations dont l’enquête démarre toujours sur Internet. Chez Kruithof, le numérique n’est pas un support, mais il traverse et irrigue toute sa pratique. Portrait.

Be Like Water. Tel est le nom de la monographie retraçant les deux décennies du parcours artistique d’Anouk Kruithof. Le nom est bien trouvé. L’artiste est effectivement comme l’eau, fluide, insaisissable, fugace, rafraîchissante et prolixe. Pour cette globe-trotter, née en Hollande mais amoureuse du monde, tout est semble-t-il propice à la création. C’est bien simple : le monde est sa matière. « Mon processus créatif commence par des observations. Puis, je recherche et collecte de la matière ». Du texte, souvent des photographies, parfois du son, de la vidéo et même des déchets. « Je ne suis pas une artiste de studio. Je peux créer au bord de la mer, dans la jungle ou sur Internet. C’est un peu comme si l’espace dans lequel je travaillais était multiple, tentaculaire même », confie l’artiste au CPIF (Centre photographique d’Île-de-France), qui accueille jusqu’au 16 septembre prochain une exposition rétrospective : Tentacle Togetherness.

Tentacle Togetherness ©Anouk Kruithof

Son œuvre est effectivement tentaculaire, tant elle touche différents sujets – identité, environnement – à travers des installations qui oscillent entre la photographie, la sculpture et la vidéo. « Mon travail est une quête qui tend à trouver, à interroger et à montrer les tensions de notre époque. C’est pour cette raison que je choisis des sujets urgents qui nous concernent tous – la crise environnementale et les inégalités sociales. (…) Je soulève des questions, mais je n’y réponds pas. Mon objectif est de bousculer les gens sur un plan mental, émotionnel et énergétique », déclare l’artiste dans une note d’intention.

Pour ouvrir l’exposition présentée au CPIF, l’artiste a choisi certaines de ses sculptures photographiques, cette forme d’expression qu’elle explore à partir de 2014 par lassitude du support photographique, en quête d’œuvres qui « engagent les gens ». « L’image change en fonction d’où vous êtes, vous devez faire le tour pour tout voir. C’est une œuvre qui engage le corps », commente l’artiste à propos de Façade, une sculpture photographique qui associe images et matériaux, se jouant des reflets, des altérations chromatiques, des textures et des points de vue pour présenter un regard tout personnel sur New York. 

Tentacle Togetherness ©Anouk Kruithof

Le numérique comme matière

En 2014, alors qu’elle parcourt des banques de données de photographies, l’artiste tombe sur des vues aériennes de catastrophes environnementales. « C’était étourdissant de voir ces photos qui sont des preuves de désastres, mais qui ont aussi un intérêt esthétique ». Anouk Kruithof récupère dans la foulée des blocs de polystyrène dans un théâtre et réalise des tirages de ces photos numériques sur latex. La sculpture Folly évoque ainsi un être humain maladif, amputé du haut de son corps.

Plusieurs œuvres exposées au CPIF reposent sur ce même principe, celui d’un tirage sur une matière plastique : le très beau Silent Turmoil (2021) est composé de 400 vues d’océans, collectées sur le web ; Vision Is An All-Inclusive Process (2021) de 250 images de virus, piochées sur la toile. It’s Getting Hot In Here et So Bad, Even Introverts Are Here (2021) défendent l’idée d’un flux technologique incessant.

Au sein d’un monde où nous sommes submergés en permanence par un grand nombre d’images numériques, il s’agit de questionner notre comportement. À commencer par notre consommation qui, qu’on le veuille ou non, participe à la dégradation de la planète. Kruithof donne une matière à ces flots : « En fait, c’est comme si la source – les images web – devenait la peau de ces sculptures ». Une manière aussi, poursuit-elle, de montrer « la plastification de l’humanité ».

L’image n’est plus une preuve

Plus loin, #Evidence est un hommage au recueil photo de Larry Sultan et Mike Mandel (Evidence) qui, bien avant le web, posait la question du droit d’auteur et de l’utilisation d’archives photographiques (issues de plusieurs institutions américaines) comme matière artistique. Le résultat ? Un essai visuel qui raconte en filigrane le futur ambigu des États-Unis.

Liminal Frame ©Anouk Kruithof

Anouk Kruithof initie #Evidence avec la même démarche, et entend illustrer l’idée qu’à l’ère numérique, l’image n’est plus une « preuve » définitive. Un message qui résonne tout particulièrement dans une époque où les photos sont parfois générées par des machines, ce qui met en doute leur authenticité. Pour cela, elle récupère sur Instagram plus de 2000 clichés d’armes à feu confisquées par le TSA (Transport Security Authority), et formule au passage un commentaire curieusement drôle, rappelant la terrible politique en matière d’armes en vigueur aux États-Unis, ainsi que le nombre grandissant de morts causées par ces armes. En tout, pour #Evidence, Anouk Kruithof a parcouru le contenu Instagram de 27 entreprises, 15 agences gouvernementales et 11 institutions. Comme à son habitude, l’artiste tire, déforme, reforme la matière.

Un cyborg dans la jungle

La dernière salle présente Trans Human Nature, une installation photographique particulièrement poétique, qui raconte un futur imaginaire où les robots auraient habité la jungle avant de disparaître. Anouk Kruithof installe ce monde au Surinam, où elle a séjourné plusieurs fois entre 2018 et 2020. Là encore, elle sélectionne sur Internet des images représentant des robots, puis les imprime sur papier ou sur textile. Le cliché est alors installé dans l’eau, les feuillages et la terre qui composent la jungle, quitte à ce que ces images, parfois, soient grignotées par les résidents de la forêt. Loin de tout, Anouk Kruithof  se réconcilie dès lors avec son médium premier, la photographie, et capture cette évocation futuriste d’un monde disparu, où nature et robots ont cohabité.

Cet été, la Néerlandaise prolifique fait danser les Havrais avec Universal Tongue, un corpus colossal de 8 800 vidéos de danse en ligne, créé en collaboration avec cinquante chercheurs du monde entier. Une véritable dansyclopédie, donc, montée sur une boucle de quatre heures présentant un monde accessible à tous, où identités et cultures se fondent dans un même langage : celui de la danse. Passionnant !

À lire aussi
Tabita Rezaire, du spirituel au virtuel
Tabita Rezaire, du spirituel au virtuel
Jusqu’au 27 août, aux Abattoirs à Toulouse, a lieu “Fusion élémen.terre” autour du travail de Tabita Rezaire : une exposition pensée…
28 mai 2023   •  
Écrit par Manon Schaefle
Écologie, araignées et décolonialisme : cet été, la Serpentine Gallery mise sur l’art immersif engagé
“Third World: The Bottom Dimension” ©Gabriel Massan
Écologie, araignées et décolonialisme : cet été, la Serpentine Gallery mise sur l’art immersif engagé
À Londres, la célèbre Serpentine Gallery dévoile en ce mois de juin deux expositions aux messages forts : “Third World: The Bottom…
13 juin 2023   •  
Écrit par Lila Meghraoua
Explorez
Jeux vidéo, Islande et culture queer : les 5 inspirations de Jonathan Coryn
Portrait de Jonathan Coryn
Jeux vidéo, Islande et culture queer : les 5 inspirations de Jonathan Coryn
Ancien étudiant des Beaux-Arts de Cergy, et de Royal Academy of Denmark, l'artiste et game designer français est aujourd'hui le créateur...
26 avril 2024   •  
Écrit par Maxime Delcourt
Martin Messier : "Mon but ? Pousser l'imaginaire du quotidien un peu plus loin"
Martin Messier, MUTEK ES, 2024 ©Víctor Parreño
Martin Messier : « Mon but ? Pousser l’imaginaire du quotidien un peu plus loin »
Du 9 au 13 avril dernier, la 15e édition de MUTEK ES, à Barcelone, marquait les esprits grâce à la qualité de sa programmation, où...
24 avril 2024   •  
Écrit par Valentin Ducros
Une brève histoire du computer art (2/5) : 1963, naissance d'un style
“Computers and Automation”, 1963 ©Ebram Arazi
Une brève histoire du computer art (2/5) : 1963, naissance d’un style
Dans cette nouvelle série, Fisheye Immersive remonte le fil de l’histoire jusqu’à la source de l’art numérique contemporain : le computer...
24 avril 2024   •  
Écrit par Zoé Terouinard
Silicon Valley, place des arts ?
Silicon Valley, place des arts ?
D’un côté, il y a cette réalité : 90% des projets développés au sein de la Silicon Valley sont mis sur la touche, faute d’utilisateurs....
22 avril 2024   •  
Écrit par Maxime Delcourt
Nos derniers articles
Voir tous les articles
Jeux vidéo, Islande et culture queer : les 5 inspirations de Jonathan Coryn
Portrait de Jonathan Coryn
Jeux vidéo, Islande et culture queer : les 5 inspirations de Jonathan Coryn
Ancien étudiant des Beaux-Arts de Cergy, et de Royal Academy of Denmark, l'artiste et game designer français est aujourd'hui le créateur...
26 avril 2024   •  
Écrit par Maxime Delcourt
L'œuvre du jour : "Uncensored Lilac" de Bassam Issa Al-Sabah et Jennifer Mehigan
Bassam Issa Al-Sabah Jennifer Mehigan, “Uncensored Lilac”, 2024, Installation au studio transmédiale ©Luca Girardini
L’œuvre du jour : « Uncensored Lilac » de Bassam Issa Al-Sabah et Jennifer Mehigan
Présenté à la Transmediale 2024, à Berlin, le film “Uncensored Lilac” se base sur de multiples technologies (l'animation 3D, l'IA) et...
26 avril 2024   •  
Écrit par Zoé Terouinard
"Arabofuturs" : de la nécessité d'inventer d'autres imaginaires
“Culture Is The Waves Of The Future”, 2022 ©Skyseeef
« Arabofuturs » : de la nécessité d’inventer d’autres imaginaires
Jusqu'à l'automne, l’Institut du Monde Arabe donne la parole aux artistes arabes et des diasporas qui anticipent l’avenir à travers leur...
25 avril 2024   •  
Écrit par Zoé Terouinard
Martin Messier : "Mon but ? Pousser l'imaginaire du quotidien un peu plus loin"
Martin Messier, MUTEK ES, 2024 ©Víctor Parreño
Martin Messier : « Mon but ? Pousser l’imaginaire du quotidien un peu plus loin »
Du 9 au 13 avril dernier, la 15e édition de MUTEK ES, à Barcelone, marquait les esprits grâce à la qualité de sa programmation, où...
24 avril 2024   •  
Écrit par Valentin Ducros