Inès Alpha : « Je rêve du jour où tout le monde portera un e-makeup de fée sous-marine dans la rue »

14 juin 2023   •  
Écrit par Antonin Gratien
Inès Alpha : « Je rêve du jour où tout le monde portera un e-makeup de fée sous-marine dans la rue »

Elle-même n’en revient pas. Cheveux roses, pommettes serties de bijoux argentés et sapes kawaï de la tête aux pieds, Inès Alpha a l’enthousiasme contagieux d’une héroïne des studios de japanimation dont elle paraît toute droite sortie. « Tellement de choses sont arrivées si vite, j’ai l’impression d’être dans un grand huit qui n’est toujours pas redescendu », lâche-t-elle, consciente que tout s’est accéléré ces dernières années.

Formée à l’animation dans une école d’art où elle espère creuser le sillon de Tim Burton, celle qui confie avoir longtemps souffert d’un « syndrome de l’imposteur » poursuit des études à l’Institut Français de la mode, avant de bosser dans la pub, puis de se former en autodidacte à la 3D. 

L’idée ? Brosser des beautés d’avant-garde, toutes d’iridescences flamboyantes et de grâces ondines, à plusieurs années lumières des modèles hégémoniques d’aujourd’hui. Et la formule fait mouche : l’artiste numérico-bricoleuse trentenaire a derrière elle plusieurs collaborations retentissantes aux côtés de Charlie XCX, Rolling Stone Magazine ou encore Dior. Elle est actuellement exposée au Cube Garges, et présentera son travail à l’occasion du festival Palais Augmenté 3, du 23 au 25 juin prochain, à Paris. Avec, pour ambition, d’offrir encore et toujours aux publics de « nouveaux outils d’affirmation de soi » dans une époque bien à l’étroit, comme prise en étau entre les couloirs exigus du conformisme de genre.

Comment le makeup 3D est-il devenu, à tes yeux, un médium d’expression privilégié ?

Inès Alpha : À l’image de la plupart des filles, j’ai commencé à me maquiller étant ado, en réponse à des injonctions. J’avais un visage poupin, donc il me fallait du mascara, histoire de « faire femme » ; mes lèvres étaient trop fines pour cocher les cases de la féminité, donc je devais utiliser du lipstick. Et caetera. Il n’y avait rien de récréatif là-dedans. C’était l’unique issue de secours pour endiguer des complexes envahissants, rien de plus. Les choses ont évolué à l’époque où je travaillais en agence : alors que je découvrais à l’époque l’émission RuPaul’s Drag Race, dans laquelle des drags faisaient des maquillages d’une ingéniosité folle, à la manière de performances, je me faisais au même moment la main sur le makeup 3D. 

Ces expériences m’ont poussée à repenser « IRL » mon rapport à la cosmétique. J’ai abandonné l’arsenal « classique » au profit d’outils moins convenus. La première fois que j’ai déniché un crayon fuchsia, je me suis dit : « whooo ». Ça m’a complètement mindfuck. Tout un horizon s’ouvrait devant moi ! Et à mesure que je m’y aventurais, je me sentais plus à l’aise avec mon corps. Une vraie libération.

Ta réinvention du maquillage ne se limite pas à l’usage explosif de couleurs flashy. Entrer dans ton univers, c’est mettre un pied sur une autre planète…

Inès Alpha : J’ai toujours été en quête du grand ailleurs – la faute à une enfance biberonnée à Final Fantasy, peut-être ? Côté inspi’, je puise dans le meilleur designer qui soit – Dame nature -, en louchant surtout vers la vie aquatique où prolifère mon animal-vedette, le nudibranche : une sorte de limace de mer aux teintes flamboyantes, et aux mouvements swingés. Les observer, c’est être en front seat d’une fashion week version Pokemon. Je suis aussi influencée par les méduses, les planctons… Toute cette faune dont j’essaie de retranscrire « à l’air libre » tant l’aisance marine que leur glossy, typiquement aquatique. 

Quid de la réalité augmentée dans ton processus ?

Inès Alpha : La réalité augmentée permet précisément de produire ces physiques, ces teintes, inenvisageables dans notre environnement terrestre. À partir de ces touches « importées », je floute la frontière entre réel et artificiel – même si chacun sait que ces ajouts sont inauthentiques. C’est justement cette « naïveté », que chacun devine derrière l’usage du numérique, qui insuffle à l’ensemble une dimension féerique.

Outre cette patte « pays des merveilles », on reconnaît aussi ton travail aux design sonores originaux qui accompagnent tes œuvres, ainsi qu’à l’attention portée à la personnalisation des filtres. Est-ce un axe que tu entends approfondir ?

Inès Alpha : La 3D est une vraie mine d’or en matière de customisation d’expérience. Grâce aux technologies de collecte de données liées au face tracking, une de mes créations en collaboration avec l’ingénieur machine learning Adrian Chuttarsing adapte sa morphologie aux émotions des utilisateurs, tandis qu’une autre fait fleurir de nouveaux éléments en live si l’usager touche son visage. Pour cette dernière, j’ai notamment bénéficié de l’expertise du développeur Sava Nozin. À chaque fois, c’est un peu comme s’il s’agissait d’organismes vivants, entrés en interaction. Cette dynamique – que j’espère pouvoir creuser avec l’IA ! – permet aux utilisateurs de se présenter tels qu’ils l’entendent. Je ne modifie jamais les traits des faciès, mais j’intègre de la 3D à un monde physique existant, en mettant à disposition des accessoires qui rendent ce corps avec lequel nous sommes né, qui nous a échu – et qui parfois nous exaspère – plus « acceptable ». En le rendant magique, bizarre. 

Ce quirky envoie valser les diktats esthétiques sous lesquels nous croulons, l’espace d’un instant du moins. Dans une société où la différence, loin d’être célébrée, est encore parfois tragiquement stigmatisée, mon travail autorise le pas de côté. Soudain, on accepte de ne pas fitter dans les normes en endossant un rôle inédit. Ni homme, ni femme – juste une créature dont l’apparence étrangère échappe à toute classification. Et donc aux hiérarchisations culturelles en vogue qui font le tri entre le beau et le laid. Forcément, ça ôte un poids.

Ce que tu dis évoque le mouvement xenogenders, impulsé par ceux qui rejettent la binarité de genre pour s’identifier à des entités polymorphes. Êtres folkloriques, végétaux…

Inès Alpha : Je trouve cette fluidité fabuleuse. L’une de mes œuvres, Holoctopus, y invite en obligeant l’utilisateur à se mouvoir avec la délicatesse d’une créature marine s’il veut s’harmoniser aux ondulations des tentacules qui lui sont « accolées » par AR. En ce sens – et du moment que vous n’êtes pas « suivi » par une horde de trolls – l’espace virtuel peut se muer en safe space. Un terrain de jeu ludique où, contrairement à l’expérience de la rue, vous ne risquez pas de vous faire tabasser pour votre différence. Dans ce lieu-refuge, votre étrangeté n’est plus une source de honte, mais bien une force. Bien sûr, il faut s’en réjouir, mais sans oublier d’interroger les raisons qui poussent certains à embrasser des identités alternatives. Comment ne pas y voir le symptôme d’une population asphyxiée par le carcan des binarités de genre ? 

Si la fluidité s’impose parfois avec l’urgence d’une nécessité, c’est aussi parce que la polarisation entre hommes et femmes a atteint des sommets anxiogènes, et que les standards de beauté n’ont jamais été aussi étouffants. 

La faute aux réseaux sociaux et l’usage de filtres aux antipodes des tiens, dont le caractère « embellissant » cache surtout une adhésion hyperbolique aux canons hétéronormatifs ?

Inès Alpha : Je suis née en 1985. Lors de mon adolescence, je me comparais à des stars qui paraissaient si lointaines qu’elles étaient « hors catégorie », ou à quelques camarades que je trouvais plus attractives. C’était évidemment douloureux. Le développement à vitesse grand V des réseaux ont offert une caisse de résonance inouïe à cette souffrance. Aujourd’hui on n’est plus simplement en concurrence avec la voisine de SVT, qui est décidément mieux foutue que vous, non. Vos challengers, c’est le monde entier, non stop : des personnes disposant d’un meilleur ADN, d’une extraction sociale plus aisée, et qui, cerise sur le gâteau, portent des filtres de plus en plus réalistes, pouvant autant « sublimer » la courbe du nez que des mensurations. 

C’est cette fenêtre ouverte sur la perfection plastique qui pousse à des chirurgies à risque, et heurte la santé mentale au point d’enclencher des dysmorphophobies (trouble mental lié à la perception obsessionnelle d’une partie du corps envisagée comme saturée de défauts, ndlr).

À l’heure où TikTok poursuit son ascension, et que plusieurs mastodontes du numériques entendent nous faire massivement migrer vers les métavers, crains-tu une accentuation de la tendance ?

Inès Alpha : Il y a plusieurs pistes. Je rêve d’un monde où un miroir boosté à l’IA pourrait nous confectionner des maquillages 3D sur-mesure, que l’on observerait chez les uns et les autres en extérieur grâce à des lentilles détectant l’AR. Poulpe, sirènes, Kirby… Chacun pourrait adopter leurs traits grâce au e-makeup, à la manière de ces avatars de jeu vidéo qui endossent leurs skins. Si les années à venir promettent un univers loufoque à la Final Fantasy, i’m signing in ! Mais je ne suis pas optimiste. 

Admettons que chacun puisse bientôt modifier son apparence à sa guise. À mon avis, on évoluerait moins dans un carnaval du fantastique que du côté d’un défilé un peu rasoir de cyborgs ultra normés, peuplé d’énièmes Kim K et d’archétypes de la masculinité virile. À moins que nous nous dirigions vers la déconnexion collective ? Après la vague des gen Z et des millenials engloutis par le numérique, la génération alpha (née entre 2012 et 2024, ndlr) pourrait bien donner de l’ampleur à l’élan du digital minimalism en actant un grand ras-le-bol du numérique. Exit le fantasme du métavers, l’idéal du masque 2.0 constant, porté par un, voire plusieurs alter ego digitaux… Par un grand mouvement de balance sociétal, nous abandonnerions le système de gratification immédiat – et addictif – des réseaux pour redonner la place belle aux rapports humains. Un modèle no fake qui circonscrirait l’usage du maquillage – 3D, ou pas – à ce qu’il aurait toujours dû être : l’art d’affirmer qu’il l’on est. Tout simplement.

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