Tabita Rezaire, du spirituel au virtuel

28 mai 2023   •  
Écrit par Manon Schaefle
Tabita Rezaire, du spirituel au virtuel

Jusqu’au 27 août, aux Abattoirs à Toulouse, a lieu Fusion élémen.terre autour du travail de Tabita Rezaire : une exposition pensée comme un voyage multidimensionnel où chaque œuvre ouvre les portes d’une reconnexion aux éléments, à soi et au cosmos.

Tabita Rezaire trace les sillons d’un parcours sans précédent, immense source d’inspiration, d’énergie et de lumière pour tous ceux qui la suivent. Dès l’enfance, traversée de tourments existentiels, elle voit son cheminement personnel comme une quête d’apaisement et d’élévation. Aussi affirme-t-elle :

TabitaRezaire
« Que faut-il pour être soi-même, pour être un corps au service de l’infini ? Il faut s’aligner avec l’âme. »

En quelques années, la Franco-Guyano-Danoise a ainsi redéfini le rôle d’artiste en s’impliquant dans des domaines considérés sans rapport, mais qui réunissent toutes les facettes de sa personnalité : artiste visuelle, professeur de yoga kémétique, agricultrice, doula, chercheuse en épistémologie, cybermilitante… À 34 ans, Tabita Rezaire cultive à l’évidence le don de sampler les identités, une méthode salutaire pour briser tous ces clivages qu’elle juge désuets.

Portrait

Une cosmologie inclusive 

L’exposition Fusion élémen.terre s’articule autour de trois grandes installations hypersensorielles, associant des éléments naturels à des dispositifs numériques.

La première est un site mégalithique sacré de Sénégambie reconstitué à l’aide de pierres d’une carrière aveyronnaise et d’une vidéo qui convoque les esprits d’ancêtres. La seconde, un temple vivant monté d’une structure en bois recouverte de textile et de bouquets de plantes aux vertus médicinales. La troisième, un océan d’écrans courbes qui fusionne les flots aquatiques aux flux du web. 

Quel rapport entre ces œuvres ? D’abord nous, visiteurs, à qui il est permis de circuler entre les points de cette étrange triade – entre l’électronique, le vivant et les esprits -, voire même de créer une certaine connexion entre ces différents éléments à chacun de nos pas. Voici comment, l’air de rien, Fusion élémen.terre nous met en action, tels les passeurs d’un rituel subconscient dont nos corps sont les vecteurs. Un hasard ? Pas vraiment : Tabita Rezaire est l’une des premières artistes à faire le lien entre nouvelles technologies et croyances ancestrales.

À ses yeux, ce sont juste différentes manières de communiquer. Il y a chez elle une volonté de réconcilier ces mondes. À titre d’exemple, citons Mamelles ancestrales (2019), pour lequel elle interrogeait des chefs de villages , astronomes ou des gardiens sur le sens qu’ils donnent aux sites mégalithiques : les témoignages recueillis se consultaient ensuite comme des bulles de conversation qui s’ouvraient spontanément, nous reconnectant au sens propre à des voix invisibilisées, à différents savoirs perdus (la divination, le contact avec les esprits…) Ainsi, Tabita Rezaire oeuvre à remettre au centre de nos réseaux de communication ce(ux) que la culture dominante a mis à la marge.

Internet, cette technologie ambivalente

L’esthétique dite « post-internet » innerve tout le travail de la créatrice qui puise ses influences dans des milieux aux antipodes, faisant partie de son rapport intime au monde. Le nom « Fusion élémen.terre »  lui-même s’écrit sur le modèle d’un lien internet, métaphore d’une clé virtuelle d’accès à de nouveaux espaces. Tutos, Gifs, humour lolz, faits historiques, vraies captations sont ici amalgamés dans des magmas visuels pop et psychédéliques, mais surtout saturés d’informations. Cette confusion (qui n’est qu’apparente) lui permet d’approcher la vraie architecture du réel et de ses systèmes de pouvoirs – ce qui l’intéresse par-dessus tout. 

Pour exemple, sa vidéo Deep Down Tidal (2017) : séduisante au premier coup d’œil, celle-ci immerge dans un écosystème marin chatoyant où l’artiste apparaît sous les traits d’une sirène. Mais quand on tend l’oreille à son chant, il est question d’un « colonialisme électronique » qu’elle décortique sans phare. « Notre cher et tendre Internet, si merveilleux soit-il, est un espace habilité à mettre sous silence les histoires non occidentales, le Web promeut une suprématie occidentale, lave le cerveau de ses usagers et « blanchit » l’information » profère-t-elle, dénonçant tous les biais racistes, sexistes et les oppressions du web. Sur sa lancée, Tabita Rezaire va jusqu’à prétendre que l’implantation géographique des câbles de fibre-optique sous-marins qui transfèrent en temps réel nos données numériques se superpose aux anciennes routes de la traite négrière. 

TabitaRezaire
« Notre cher et tendre Internet, si merveilleux soit-il, est un espace habilité à mettre sous silence les histoires non occidentales, le Web promeut une suprématie occidentale, lave le cerveau de ses usagers et « blanchit » l’information »

Au point de considérer que le colonialisme affecte l’infrastructure même du réseau ? Peut-être, mais Tabita Rezaire refuse de diaboliser et de boycotter les outils numériques. S’appuyant sur son propre vécu, confrontée en tant que femme noire à toutes sortes d’abus en ligne et hors ligne, elle considère qu’« internet ne fait que refléter la vie réelle. » Continuer d’utiliser le cyberespace en le détournant est une façon de rendre visible ses mécanismes de domination intrinsèques. C’est aussi le seul moyen de le transformer de l’intérieur.

La « guérison décoloniale » sera globale ou ne sera pas

Avec Tabita Rezaire, critiquer n’est jamais un but ultime. Toujours, doit suivre un versant positif : « Il ne suffit pas d’attendre, il faut se battre, il faut imaginer et créer la voie vers la libération politique, économique, culturelle, épistémique et esthétique. » A ce titre, elle s’envisage comme une « artiste-guérisseuse spirituelle », ce qui n’est pas seulement une performance ou une posture artistique. On note en effet que nombre de ses œuvres sont conçues comme des objets de guérison aux effets réels : utilisation de plantes médicinales, vidéos contemplatives et relaxantes, éveil de la conscience… Tout est mis à contribution pour favoriser le bien-être. 

Tabita Rezaire travaille également sur la réappropriation de son image en ligne et encourage les visiteurs de ses environnements dans cette voie. D’où ses multiples apparitions dans ses vidéos, mutée en cyberdivinités (femme-serpent, yogi en lévitation, guerrière extralucide…). Quant à cette attention qu’elle porte au care, elle se prolonge au-delà de son art. Après avoir transité par Paris, Londres, Johannesburg ou Maputo, la cyberartiste est aujourd’hui installée à Cayenne, en Guyane, où elle développe un mode de vie alternatif au sein d’ AMAKABA : une ferme agroécologique, aussi « lieu global » que Tabita Rezaire a fondé en 2021 au milieu de la forêt amazonienne. 

Là-bas, elle y cultive le cacao, conduit des exercices de respiration et un gong géant. Au vu de ces activités, on l’imagine avoir franchi une étape, déconnecté et effectué une sorte de retour radical IRL, ancré dans la terre et les choses concrètes. À l’inverse, elle prétend vouloir « raviver son potentiel de connectivité ». Cela s’inscrit dans sa démarche de « guérison décoloniale », qui signifie pour elle le rétablissement de liens perdus, étouffés, « à nous-même, aux autres, à la Terre et au cosmos. » Dans ce processus, les technologies du numériques ont aussi leur place. Pour elle, Internet figure parmi les « routes infinies du savoir » (avec la communication ancestrale, l’ADN, le son, l’eau…), y voyant une base de données aussi vaste et profonde que nous l’autorisons à être. Par sagesse, elle prône une ouverture large à tout ce qui se présente à nous, en pleine conscience et tant que cela nous est favorable : « Guérir, c’est permettre à un afflux d’énergie créative infinie de nous traverser, de nous accompagner, de faire son œuvre à travers nous. »

TabitaRezaire
« Guérir, c’est permettre à un afflux d’énergie créative infinie de nous traverser, de nous accompagner, de faire son œuvre à travers nous.  »

Exposition Fusion élémen.terre du 7 avril au 27 août 2023 aux Abattoirs,
Musée – Frac Occitanie Toulouse

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