À travers des images viscérales – tantôt contemplatives, tantôt terrifiantes – et des procédés technologiques dont il a fait sa signature, Richard Mosse explore de manière sensible le sujet de la destruction environnementale du bassin amazonien dans une installation vidéo et une dizaine de photos grand format. Présentée jusqu’au 3 septembre 2024 au Centre PHI, à Montréal, Broken Spectre permet à l’artiste irlandais de renouveler la pratique de la photographie et le genre documentaire à travers une expérience immersive de haute intensité.
La déforestation de masse est une des causes de l’effondrement de la biodiversité et du réchauffement climatique. Ces cinquante dernières années, poussée par des intérêts marchands et à la faveur de politiques populistes, elle a détruit près de 20% de la forêt amazonienne, la plus grande forêt tropicale du monde. Cette catastrophe écologique impacte autant les écosystèmes en place que les habitants de ces territoires, démontrant ainsi notre interconnexion profonde avec le Vivant. « En Amérique du Sud, des milliers de personnes qui étaient des opposants à la destruction de la forêt ont disparu, leurs corps ne seront jamais retrouvés… Je voulais montrer que ce désastre écologique est aussi un désastre humain », explique Richard Mosse.
En parallèle, plusieurs travaux scientifiques concluent que le biome forestier n’est plus qu’à dix ans d’un point de non-retour : bientôt la forêt ne sera plus en mesure de générer sa propre pluie, entraînant un déclin massif des arbres et la libération massive de CO2 dans l’atmosphère. Cette thématique de la déforestation et de ses conséquences particulièrement complexes constitue le point central de Broken Spectre. Entre 2018 et 2022, période durant laquelle l’ancien président brésilien Jair Bolsonaro a ouvertement encouragé la déforestation, Richard Mosse s’est rendu au Brésil et en Équateur. Sur place, l’artiste irlandais réalise un travail documentaire sensible qui se matérialise par une vidéo et une série photo qui lui vaudront de remporter en 2023 le Grand Prix S+T+ARTS de la Commission européenne, récompensant des productions innovantes mêlant sciences, technologie et arts.
Une installation immersive
Présentée sous la forme d’une installation vidéo, Broken Spectre est composée de quatre écrans de quelques mètres chacun. Pendant près de 75 minutes, les images diffusées changent brusquement d’échelle et font naître une forme de connivence entre le spectateur et la forêt amazonienne (qui obsède actuellement bien d’autres artistes) : parfois, ce sont des organismes microscopiques qui sont filmés ; d’autres fois, les images montrent des êtres humains auteurs ou victimes de violences. Enfin, des paysages panoramiques ou vus du ciel montrent l’étendue des dégradations ou des cours d’eau pollués par les activités humaines : tout, en réalité, a été pensé pour révéler ici les crimes environnementaux et les mécanismes de violences, notamment de la part des industries extractives, tandis que la composition sonore imaginée par Ben Frost, proche de Brian Eno, concourt à une immersion totale. « Le son est un élément central de l’œuvre, détaille Richard Mosse. On y entend des bruits d’animaux, d’insectes et d’êtres humains capturés en field recordings. L’ensemble est très rythmique et très organique. Ben Frost est un brillant compositeur avec qui je travaille depuis longtemps, il comprend mes intentions et comment retranscrire les émotions ou le drame véhiculés par les images. »
Au service de l’invisible
Broken Spectre est également remarquable pour l’ensemble des techniques combinées. En premier lieu, témoignant de vastes étendues de terres vides et brûlées, l’artiste utilise une caméra multispectrale conçue et construite par ses soins. Elle lui permet d’enregistrer en une seule prise de vue plusieurs longueurs d’onde qui sont ensuite isolées en vue d’analyses spécifiques et de techniques de recombinaison. Abandoned Oil Plant Infrastructure, l’une des photos présentées dans cette exposition, reprend par exemple ce processus : elle montre l’infrastructure des installations pétrolières construites sur le territoire Kichwa (Équateur) au milieu des années 1970. On y découvre des réservoirs de stockage de pétrole brut abandonnés, qui ont fui, contraignant de nombreux travailleurs, employés par la compagnie pétrolière, à nettoyer la terre contaminée et à la mettre dans des sacs en plastique.
« J’aime qu’il y ait une tension entre l’esthétique de mes images et l’éthique du sujet abordé. »
Richard Mosse fait également usage de films infrarouges permettant de révéler la chlorophylle de la forêt stockant le dioxyde de carbone par photosynthèse. Ce procédé, déjà utilisé pour sa série Infra (2010-2011), offre un regard extralucide et une touche hyper esthétique à Broken Spectre, dans le sens où cette pellicule Aerochrome, développée par Kodak pour l’armée dans les années 1940 afin de déceler des camouflages, a le pouvoir de révéler le spectre lumineux imperceptible à l’œil humain. Elle permet ici à l’artiste de regarder sous la surface des choses et de dévoiler une violence inscrite dans des territoires. Le déphasage chromatique est également exploré sur d’autres séquences photos et vidéos, cette fois en noir et blanc – les feux de forêts prennent alors une teinte éclatante d’une beauté contemplative parfois dérangeante. Enfin, dernière technique utilisée : l’artiste capture des images microscopiques éclairées par une lumière ultra violette qui dévoilent une vie imperceptible à l’œil nu, montrent une biodiversité foisonnante sur quelques centimètres carrés seulement. Ces techniques amalgamées favorisent une lecture croisée et nuancée du sujet de la déforestation : « J’essaye de trouver un vocabulaire, de définir une esthétique pour approcher le sujet de manière sensible, explique Richard Mosse. J’aime qu’il y ait une tension entre l’esthétique de mes images et l’éthique du sujet abordé. »
Renouveler la pratique photographique
Cette tension évoquée est l’une des libertés que permet l’art contemporain en comparaison au photojournalisme, davantage restreint dans ses capacités narratives. « Ce sont deux approches différentes. Le photojournalisme est important pour couvrir une actualité, un conflit. C’est un témoignage et une preuve aux yeux du monde. Mais je crois aussi qu’il y a d’autres formes d’expression où les formes sont plus libres, où l’on peut essayer de documenter la complexité et l’abstraction du monde », commente Richard Mosse. Avant d’apporter quelques nuances en guise de conclusion : « La photographie est aussi un outil utilisé par l’industrie agricole et par les multinationales pour planifier la déforestation amazonienne et effectuer des prospections de matériaux rares. En ce sens, la photographie joue un double rôle dans la destruction des forêts et dans leur préservation. »
- Broken Spectre, Richard Mosse, jusqu’au 03.09, Centre PHI, Montréal.