Questionner les rapports entre les humains et leur environnement, interpeller le politique, repenser la relation à la technologie, faire de la nuit noire un espace de création visuelle, ou repenser l’espace physique et imaginaire : la Belgique semble insuffler aux artistes numériques des impulsions artistiques où la limite n’existe pas.
La Belgique est un terrain fertile pour l’art numérique. Déjà reconnu pour son art architectural (art nouveau) et ses nombreuses écoles artistiques, le pays attire depuis quelques années des artistes de tout horizon en quête d’inspiration, de stimulation, et surtout de lieux propices à l’expérimentation artistique : Joanie Lemercier et Romain Tardy, rencontrés ces derniers mois, peuvent en témoigner.
Alors que le Festival (((INTERFÉRENCE_S))) prend place au Centre Wallonie-Bruxelles | Paris jusqu’au 17 août, interrogeant ce qu’est le physique à grand coup d’expériences sonores, d’installation visuelle et de performances sur la thématique des étoiles européennes, il paraît plus qu’essentiel de rappeler un fait indéniable : la Belgique déborde d’artistes aptes à faire vibrer la création numérique.
Eva L’Hoest
Eva L’Hoest est née à l’apogée des « nouvelles technologies ». Animée par une curiosité insatiable et un esprit inventif, elle détourne la technologie pour en révéler les failles et les imperfections. Son approche artistique du numérique se caractérise ainsi par une évidente singularité : le « brouillage », l’erreur technologique, le fameux bug, voilà les éléments qui fascinent Eva L’Hoest. Pour aborder ces questions, l’artiste belge aux outils divers et variés (scanners 3D, IA, IRM, stéréolithographie, l’ancêtre de l’imprimante 3D) combine des vidéos de paysages numériques verdoyants et presque aqueux avec des sculptures afin de favoriser le dialogue entre le réel et le virtuel. Figurant parmi les treize artistes invitées à présenter l’anarkhè-exposition au Festival (((INTERFÉRENCE_S))), Eva L’Hoest profite de chacune de ses œuvres pour encourager une réflexion, profonde, sur le chemin qu’emprunte la technologie, sur le futur dans lequel elle s’inscrit.
Dries Depoorter
Si vous êtes adepte des TED Talks, vous avez peut-être déjà entendu parler de Dries Depoorter, cet artiste belge qui utilise les nouvelles technologies pour défier les normes morales établies et les comportements contemporains, interrogeant à chacune de ses œuvres la vie privée, la surveillance excessive et l’utilisation croissante des réseaux sociaux et de l’intelligence artificielle. N’hésitant pas à manipuler ces mêmes outils, Dries Depoorter se sert des caméras de vidéosurveillance et des réseaux sociaux pour dénoncer leurs abus, comme il l’a brillamment démontré dans son installation The Flemish Scrollers (2021-2024), qui identifie les députés trop distraits par leurs téléphones lors des sessions parlementaires avant de les interpeller sur X. Son travail, empreint d’humour, amène presque systématiquement à un même constat : la vie est trop courte pour être passée uniquement sur son cellulaire.
Laura Colmenares Guerra
« Je veux, à travers mon travail, sensibiliser aux questions environnementales et sociales, intrinsèques à notre époque », explique Laura Colmenares Guerra. Via des installations interactives, des sculptures et l’utilisation de la 3D, l’artiste colombienne basée à Bruxelles explore la notion de territoire, ainsi que les interactions entre les écosystèmes au sein d’une société contemporaine qui contribue à la destruction de la planète. Avec Ríos Trilogy, Laura Colmenares Guerra examine les pratiques géopolitiques et néolibérales qui affectent le bassin de l’Amazone : une manière somme toute subtile de transformer son art, engagé et immersif, en une leçon d’écologie puissante, qui « encourage les spectateur·ices à réfléchir sur notre responsabilité envers l’environnement, mais aussi à l’impact des politiques sur nos territoires ».
Pierre Coric
La pratique artistique de Pierre Coric varie en fonction de là où il se trouve et de ce qu’il y fait. Né à Liège en 1994, le jeune trentenaire explore, à travers tout un tas de médiums, son environnement, c’est-à-dire « l’aspect construit de ce qui m’entoure », les « phénomènes invisibles ou difficilement perceptibles », voire même les interconnexions qui font que nous interagissons avec cet environnement. Ayant appris en autodidacte la modélisation 3D et la programmation, avant de se former à l’animation 2D, Pierre Coric se sert de l’outil digital comme première étape de son travail. Celui-ci lui permettant de modéliser ses idées, avant qu’elles ne prennent vie sous forme d’installations spatiales, notamment lorsqu’il vit sur son bateau, où l’espace est restreint. Pour son œuvre As We Wrap It Around Those Woollen Wings, tricotée en collaboration avec Ilse Van Roye et Annelise Clerix, Pierre Coric se réapproprie la séquence ADN d’un mouton. Il raconte : « Les différentes facettes de ce travail étaient possible grâce à des évolutions technologiques imbriqués et partageant une généalogie commune, les techniques textiles et les techniques digitales au service de la visualisation scientifique. »
Vica Pacheco
Née en 1993, l’artiste mexicaine Vica Pacheco, désormais installée en Belgique, transcende les frontières artistiques en jonglant avec la musique expérimentale, l’animation 3D et la céramique : trois médiums étroitement imbriqués l’un dans l’autre, créant une véritable ode à l’hybridation. Pour cela, Vica Pacheco s’inspire de métissages mythologiques, de technologies pré-hispaniques et d’interactions entre l’humain et le non-humain afin de produire des installations et performances sonores envoûtantes. Il serait en effet injuste de résumer son travail de céramique à de simples objets décoratifs : avec The Flower Requiem Whistling Vase, elle sublime la connexion entre les fleurs et les humains par le pouvoir du son d’oiseaux chantants, associant l’argile à la technologie sonore, tandis que son film d’animation organique ITA, présenté lors du Festival (((INTERFÉRENCE_S))), baigne dans la culture et cosmogonie de la Mésoamérique, un héritage culturel important pour Vica Pacheco.
Lydia Hannah Debeer
Située à l’intersection entre la vidéo, la musique, la photographie et le paysage sonore, l’œuvre de Lydia Hannah Debeer est aussi et surtout à la recherche de la signification du temps, des absences et des présences. D’où, probablement, la réalisation de paysages imaginaires, immersifs, envoûtants qui miroitent la dualité de l’existence humaine. « Le médium est secondaire pour moi, ce qui importe réellement, c’est le temps qui coule », raconte la jeune trentenaire, représentée par la galerie anversoise Fred & Ferry. Grâce à la lenteur et la répétition, Lydia Hannah Debeer dévoile ainsi plusieurs couches de réalité, cherchant « à délimiter le moment qui transcende le rythme rapide de notre conscience temporelle ». À chacune de ses œuvres, le temps semble en effet ralentir, et révèle le terrain inexploré qui agit à la frontière du changement.
Kika Nicolela
Formée à la vidéo et au cinéma à l’Université de São Paulo, puis titulaire d’une maîtrise en beaux-arts de l’Université des Arts de Zurich, Kika Nicolela a fini par s’installer à Bruxelles, où elle réinvente l’usage de la caméra vidéo. Loin de se cantonner aux fonctions classiques d’enregistrement, de documentation ou de narration, la globe-trotteuse utilise ce médium comme un catalyseur d’expériences, déclenchant des interactions, des relations et des comportements inattendus. Ses vidéos prennent place dans des installations immersives où le public devient un acteur à part entière de l’œuvre. Reconnues et primées dans une trentaine de pays, les installations vidéo de Kika Nicolela ont été présentées dans des galeries et des festivals internationaux, probablement séduits par leur originalité et leur capacité à questionner les limites de l’art vidéo traditionnel.
Club Efemeer
Alors que les artistes visuels Maarten Vanermen et Arnaud De Wolf sont en résidences artistiques à Cas-co à Louvain en 2017, ils décident d’allier leurs forces et de fonder le collectif Club Efemeer. L’idée ? Défier les frontières artistiques en fusionnant les technologies analogues et numériques dans des œuvres où se mêlent lasers, néons et fumigènes dans une chorégraphie lumineuse hypnotique, du genre à sculpter des formes éphémères dans le ciel et à transporter le public dans un monde spatial en perpétuel mouvement. Dans les profondeurs de la nuit, les deux comparses ont donc trouvé une raison d’être : conjurer une expérience immersive et éphémère à la croisée de la culture club, des arts performatifs et de l’espace public.
Ohme
Né en 2017 de l’alliance entre ingénieurs et professionnels de la culture, Ohme se présente comme un carrefour vibrant où art et science se rencontrent et se nourrissent mutuellement. Plus concrètement, disons aussi que l’organisation bruxelloise propose trois axes d’approche dans lesquels elle s’engage à explorer la frontière poreuse entre les disciplines : la production, la recherche et l’éducation. De la physique à la musique, en passant par les neurosciences ou les arts numériques, tous ces chercheurs, étudiants, scientifiques et artistes, réunis autour d’un même désir de créer, ne font pas que repousser les limites de la connaissance, ils et elles font émerger des dialogues étonnants entre les disciplines.
Winnie Claessens
Winnie Claessens est une chercheuse dont les projets s’apparentent à des utopies modernes ou des dystopies futuristes qui découlent d’une observation méticuleuse et d’un travail fidèle de réplique pour tenter de comprendre son sujet. Pour cela, l’artiste anversoise, née en 1989, puise autant dans les techniques analogues traditionnelles, comme l’artisanat, que dans la science-fiction – à observer ses vidéos, les codes de la mise en scène et du cinéma sont d’emblée perceptibles. Au passage, Winnie Claessens parvient à un vrai numéro d’équilibriste dans des œuvres où le beau, le comique et le tragique co-existent, le matériau, petit et fragile, lui permet de créer des installations qui content de grandes histoires. Moins dans l’idée de documenter la réalité que de faire appel à l’imagination des spectateurs.