Jonathan Pêpe : « Quand on fait de l’animation 3D on est toujours un peu animiste »

07 août 2023   •  
Écrit par Manon Schaefle
Jonathan Pêpe : « Quand on fait de l’animation 3D on est toujours un peu animiste »

De vidéos où l’on voit des statues prendre vie en installations robotiques capables de lire l’avenir dans les flux de publications sur X (ex-Twitter), Jonathan Pêpe a une double approche du cinéma et des arts plastiques, les deux allègrement mixés avec de la 3D. Ses oeuvres, fictionnelles, énoncent très souvent des visions prospectives. C’est dire qu’elles tissent des scénarios inexplorés entre passé et futur, testent des idées imaginaires mais envisageables, animent des corps et objets surnaturels… Ceci particulièrement autour de deux obsessions : la dualité entre vivant et non-vivant, et nos croyances envers les technologies.

Faire coopérer la technique et le concept

Lorsqu’on le rencontre, Jonathan Pêpe est du genre à embarquer celui qui l’écoute dans un univers bien à lui, riche et formellement séduisant. Il passe avec une fluidité étonnante d’un domaine à l’autre, partage les sujets qui l’animent, ses réflexions toujours en cours, jamais figées. Il y a dans ses références des films de science-fiction, de la philosophie, de l’histoire de l’art et des religions, des sciences de la vie, de la robotique… C’est sans surprise au sein d’un parcours pluridisciplinaire et artistique, passé aux Beaux Arts de Bourges puis au Fresnoy, que sa créativité s’est épanouie. Tout son travail consiste à broder, à partir de ces connaissances, des fictions qui s’émancipent du réel. Ainsi, avant de se lancer dans une pièce, il dit commencer par  se « constituer un environnement mental » – bouillon de culture, de textes, d’images, de vidéos… qui vont abreuver généreusement son imagination. Comme avec sa vidéo Bassin d’attraction (2021) qui convoque la statuaire et les rituels étrusques, puis interroge les croyances animistes dans un contexte atemporel.

Bassin d’attraction, 2021

Vient ensuite sa haute maîtrise des outils numériques, dont la 3D qu’il affectionne pour «  la grande liberté de formes » qu’elle est en mesure de générer. Pour cette raison, il qualifie son travail comme un « entre-deux entre des petites trouvailles techniques et le concept » ou encore « de l’artisanat de la 3D, où au bout d’un moment le bidouillage produit du sens ». C’est une espèce de laboratoire dans lequel il teste des idées et pousse nos conceptions du monde, nos technologies… jusque dans leurs retranchements. 

Sépultures 2.0 et nouveaux rituels funéraires

Oeuvre significative de son corpus, pourtant « auto-produite en quelques semaines et il y a de ça plusieurs années » confie-t-il, Graveyard connexion est un film court en 3D où le Français projète ce que pourraient devenir les sépultures et lieux de recueillement dans un futur imaginaire, qui pourrait s’avérer très proche. Pour cela, il se base sur un contexte réel : celui d’une crise immobilière où la place pour les cimetières se raréfie, où le prix des concessions augmente au point de ne plus être accessible à tout le monde, et où une entreprise a lancé des « cimetières virtuels ».

Graveyard connexion, 2020

Ces nouveaux cimetières prennent donc la forme, matériellement, de data centers où sont stockées des données sur les proches défunts, qui permettent, virtuellement – via une application, de dialoguer avec les morts et d’entretenir leur mémoire. Il poursuit sa micro-fiction par la création d’un mythe de l’ère internet où le visage d’un mort serait apparu sur un écran de smartphone, et ces derniers deviennent alors vénérés comme de nouveaux objets de culte sous l’aval du clergé, à la manière du suaire du Christ.

Pour ce faire, Jonathan Pêpe crée un environnement 3D qui donne à voir l’autre visage de ces mémoriaux digitaux, faisant une « analogie entre les blocs des data-center et les tombes des cimetières », l’un remplaçant l’autre dans la société qu’il projète. On retrouve ici le versant narratif de son travail, avec une voix off qui conte l’apparition d’un culte 2.0, et l’usage prospectif qu’il fait de la modélisation en images de synthèse.

Les objets technologiques ont-ils une âme ?

Plus que la question de la mort elle-même, Jonathan Pêpe nous dit que c’est «  où l’on place le curseur, la frontière entre vivant et non-vivant » qui le questionne. Citons les croyances animistes ou encore « l’âme » des technologies qui sont des idées qui resurgissent souvent dans ses travaux. C’est par une étude du mouvement, et plus précisément par l’animation 3D, qu’il les aborde.  Dans Graveyard connexion, les écrans des téléphones prennent les traits de personnes décédées. Un scénario loin d’être rocambolesque pour l’artiste, né en 1987, qui distingue des formes de croyances de plus en plus courantes et assumées dans les technologies et leur prétendue vie.

Il parle de « sainte-data » et identifie l’émergence d’une nouvelle religiosité, d’un sens du sacré réinvesti dans les technologie en tant que celles-ci nous parlent, gèrent nos vies, reposent sur des procédés qui peuvent nous sembler magiques… Ainsi, il devient tout-à-fait et raisonnablement imaginable que des prêtres viennent bénir des Data centers, et que l’on se recueille devant un autel où le téléphone serait au centre et opérerait le lien, dans notre foi, entre mondes visibles et invisibles.

Haruspices, 2019

Loin d’être un phénomène inédit, son court-métrage Bassin d’attraction fait le lien avec le paradigme animiste de la civilisation étrusque à travers les statues « ex-voto ». Il explique : « Les ex-votos chez les étrusques sont des objets qui changent de statut au sens où ils sont amenés au temple, servent de supports à prière et passent d’objets figuratifs au domaine spirituel ou divin, chargés d’un caractère sacré. Souvent, il arrivait qu’on les enterre quand les temples en étaient saturés. » En collaboration avec le musée des arts étrusques de Rome, il a modélisé des statues et a cherché à les animer grâce à la 3D, pour signifier l’âme, la dimension spirituelle dont seraient dotés ces objets. Dans d’autres oeuvres, ce sont cette fois des robots, des nouvelles technologies qui s’animent d’un esprit, se meuvent (Haruspices, Exo-biote)…

Haruspices, 2019

En faisant cela, Jonathan Pêpe réfléchit à quelle est la nature de cette vie propre aux technologies et objets. « Mon point de vue est un peu cynique, concède-t-il, Je pars du principe qu’il n’y a pas de conscience dans les technologies autre que celle qu’on veut bien projeter. C’est un biais de l’humain que de vouloir anthropomorphiser les objets. »  Pour autant, il ne renie pas une forme de vie, de mouvement « non-anthropomorphique ».

Ce qu’il cherche à explorer en déconstruisant grâce à la 3D le propre du mouvement humain, pour mettre au jour autre chose, comme le mouvement d’une palourde ou d’une machine à laver. Et confie : « Quand on fait de l’animation on est toujours un peu animiste. Je ne crois pas en la conscience des objets mais je pense qu’ils ont leur souffle propre. Les outils numériques qui sont le fruit de l’anthropocène peuvent-ils nous aidaient à sortir de
l’anthropocentrisme ?
 » Une pensée complexe qui s’étire à l’infini, dans des travaux tantôt énigmatiques, tantôt narratifs, et toujours en mouvement.

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