Le Cube Garges accueille jusqu’au 1er août 2023 une exposition qui expose nos visages à l’ère des filtres et de l’intelligence artificielle.
« C’est lorsqu’il parle en son nom que l’Homme est le moins lui-même, donnez-lui un masque et il vous dira la vérité », écrivait Oscar Wilde dans Intentions, un ouvrage réunissant quatre de ses études critiques, rédigé la même année que le Portrait de Dorian Gray, qu’il est décemment possible d’envisager comme le premier selfie avec filtre de l’histoire littéraire. Cette notion de masque, de représentation et de monstration de soi-même continue en tout cas d’agiter la réflexion contemporaine, jusque dans le milieu artistique. Au Cube Garges, par exemple, l’exposition Le miroir d’un moment – l’exposition des visages interroge le visage contemporain, modifié, embelli, enlaidi, traqué par nos écrans.
D’après une étude réalisée en 2017, 86 millions de selfies seraient pris chaque jour. C’est conséquent, dantesque même, si bien que nos visages ne sont plus d’os, de muscles et de chair, mais aussi de pixels et de lignes de code. Capturé par nos smartphones, distordu grâce aux filtres et aux outils de modification d’images, le visage est devenu une matière malléable à l’infini, transformant perpétuellement notre regard – le « miroir de l’âme » -, nos bouches, nos traits, notre silhouette même. Le Miroir d’un moment ne fait donc pas que reprendre un grand classique de l’histoire de l’art – la galerie de portraits – ; elle le décline, le confronte aux codes du 21ème siècle, au sein d’une époque où le selfie posté sur les réseaux est moins une vérité individuelle que le reflet des standards contemporains. Capté par des outils de face tracking, il trahit nos émotions et notre identité.
« Je est un autre »
C’est dans le très large hall du Cube Garges que l’exposition se déploie. Le lieu a ouvert ses portes en début d’année, et sa ligne éditoriale est identique à celle de son aîné, feu Le Cube à Issy-les-Moulineaux : les arts numériques. Sur un large écran, allongé sur un transat ou des coussins, le visiteur découvre le moi virtuel de l’artiste multimédia Lu Yang : Doku, une sorte d’avatar voyageant à travers le temps, les corps et des mondes plus fantastiques les uns que les autres. Dans un film qui reprend les codes du jeu vidéo, Doku tente de se libérer du cycle infini des réincarnations en dansant.
En face, les enfants se mirent dans de drôles de miroirs qui maquillent et lissent le visage de bijoux colorés, de lentilles aux couleurs vives, et leur confèrent une identité minérale ou animale, très éloignée de l’esthétique habituelle des filtres disponibles sur les réseaux sociaux. Ce qui n’a rien d’anodin quand on sait que ces installations (Reflection, H2O Strobing et Holoctopus) sont le fruit du travail de l’artiste maquilleuse numérique Inès Alpha, sollicitée à travers le monde depuis qu’elle a créé, en 2022, un make-up virtuel en 3D lui permettant d’imaginer un monde où le maquillage n’est plus tributaire des lois physiques.
Dataface
Parmi les nombreuses installations présentées, on retient également Uncanny Mirror, un miroir-écran réalisé par l’artiste IA Mario Klingemann et censé refléter la perception de la machine. Grâce à une caméra captant l’environnement, le miroir stocke les informations biométriques des visiteurs et les recrache en un visage tout en morphing, composé de tous les visages qui se sont présentés face à lui. Une manière pour l’artiste allemand de nous renvoyer à notre narcissisme face à une œuvre d’art ? Peut-être. Après tout, on ne sonde les œuvres d’art qu’à l’aune de soi.
Le visiteur aurait pu se protéger de l’œil contempteur de l’Uncanny Mirror en se parant d’un masque Urme, mis à disposition juste à côté. L’objet fait partie d’URME Surveillance, un projet artistique et politique de l’artiste Leonardo Selvaggio. L’idée ? Échapper aux regards des caméras de surveillance et de nos écrans. Pour cela, Selvaggio a conçu un masque 3D représentant son visage : un acte sacrificiel, un poil mégalo, certes, mais surtout grisant ; envahissons les rues de Leo Selvaggio !
Plus loin, Human Study #1 consiste en la présentation de robots artistes. Le principe : le visiteur s’assoit devant une toile blanche, ainsi qu’une armée de robots analysant et croquant pendant vingt minutes son visage. L’artiste Patrick Tresset aurait initié ce projet à cause d’un problème de santé qui l’a empêché de dessiner ou de peindre pendant un temps. Fort heureusement, les machines ont pris sa relève avec une efficacité certaine : depuis 2013, ce sont ainsi plus de 40 000 dessins qui auraient été réalisés.
Sans visages
La dernière partie de l’exposition interprète les visages différemment. Dans Stranger Visions de Heather Dewey Hagborg, le visage est littéralement dans le cheveu et le chewing gum. Pour cela, la jeune femme a ramassé pendant plusieurs mois des cheveux, de vieux chewing-gum et des mégos dans les rues de New York. De ces reliques laissées par des étrangers, l’artiste a ensuite extrait leur ADN, cette substantifique moëlle, et nourrit un logiciel de ces données. Ce que nous propose cette installation, c’est donc d’observer, intrigué, ces visages générés par la machine à partir des données génétiques des passants
L’exposition s’achève sur Edunia, une œuvre d’art à la fois humaine et florale à travers laquelle le bio-artiste brésilien Eduardo Kac a cherché à prélever, isoler et séquencer un gène de son propre ADN, avant de l’introduire dans l’un des chromosomes d’un pétunia. Le résultat ? Une fleur dont les veines semblent comme gorgées de sang. À en croire le dossier de présentation, ce serait là une manière pour l’artiste de vivre hors de son corps. Ce qui pose une question, aussi insensée que cruciale : souhaite-t-on être réincarné en cheveu hologrammé ou en plante ?
- Le miroir d’un moment, jusqu’au 01 août 2023, Cube Garges, Garges-lès-Gonesse.