On a du mal à croire que toutes ses oeuvres soient le fait d’un même esprit. Cela va d’une performance réalisée avec des avatars de strip-teaseuses (Niki, Lucy, Lola, Viola, 2015) à des peintures numériques dans une veine qui rappelle les maîtres impressionnistes à la Monet. Pour recoller les différentes facettes d’une artiste à l’univers bien plus cohérent qu’il n’y paraît, tentons un portrait de Petra Cortright, dont le travail semble pouvoir se résumer en une obsession : saborder, depuis chez elle, l’image traditionnelle de femme à la maison, ainsi que la prétendue tranquillité du foyer.
Découvrir l’univers de Petra Cortright, particulièrement celui de ses premières créations, revient d’abord à s’immerger dans un bain de culture 2.0. Il n’y a qu’à voir son site internet où – avec les gifs animés à foison, les typos tape-à-l’oeil et les emojis – elle s’en donne à coeur joie, embrassant à pleine bouche l’esthétique web.
Si le « post-internet » n’a aucun secret pour elle, c’est parce que Petra Cortright figure parmi ses têtes de file. La Californienne, née à Santa Barbara, est de ces artistes auxquelles on se réfère au moment d’évoquer la « génération Y » – ces enfants nés avec Internet à domicile. De fait, cette technologie n’a plus rien d’extravagant ou d’illégitime : elle est juste aussi familière que la voiture et le téléphone.
À l’inverse de ce qui pouvait se tramer à l’époque du « computer art », le web est pour cette génération moins un terrain d’expérimentation technique qu’un média d’expression. À travers ses travaux, Petra Cortright livre ainsi un panorama représentatif de la culture visuelle d’Internet, caractérisée par la viralité, l’abondance ou une certaine forme d’universalité puisqu’elle est ouverte sur le monde, et même bien plus encore.
Pour la petite histoire, Petra Cortright s’est d’abord faite connaître via ses vidéos postées sur Youtube, tel vvebcam (2007), plus tard exposée entre les murs du MoMA. Sa particularité ? Explorer au moins autant la section commentaire et les données statistiques que l’image elle-même. À l’époque, on découvrait alors la fonctionnalité webcam et ses effets spéciaux, les premiers forums de discussion instantanée (coucou MSN, Chatroulette…), les blogs… et cette révolution n’est pas à minimiser. C’était là une nouvelle manière de se présenter aux autres, de se mettre en scène. Petra Cortright le sait, et a décidé d’en exploiter le concept, quitte à provoquer l’ire des plateformes.
Car, si vvebcam a depuis été supprimée de Youtube, c’est en grande partie parce que l’Américaine utilisait des mots-clés tels que « vagina », « boobs » et « butts » (trad. : « vagin », « seins », « fesses ») – autant de termes jugés outrageants ou agressifs, au même titre que des spams – afin d’attirer l’audience pour mieux saboter ses attentes. En un sens, Petra Cortright avait donc une longueur d’avance sur son temps, au point de donner vie, en collaboration avec Ilia Ovechkin, à un algorithme pouvant convertir en valeur monétaire le nombre de vues de ses publications.
Entre académisme pictural et nouveaux médias
À ses débuts, Petra Cortright s’est donc imaginée en camgirl faisant des striptease virtuels incrustés sur des fonds d’écran fantastiques, court-circuitant les mondes hyper-physiques (avec le travail du sexe) et digitaux. Par la suite, elle a lancé sa série Selfie, bien avant que ceux-ci ne deviennent un phénomène global. On aurait toutefois tort de l’associer à cet unique genre de l’auto-portrait : Petra Cortright est une artiste à l’oeuvre protéiforme, frénétique, et toujours un brin provocatrice.
À 37 ans, elle ne semble nullement rebutée à l’idée de se diversifier. Également réputée pour ses « paysages domestiques », l’Américaine sait étendre sa pratique à un type de peinture bien à elle. Soit des pièces intégralement numériques, partant d’une image ou d’un fichier « mère » qu’elle manipule ensuite sur Photoshop avant d’y coller d’autres images choisies en fonction de leurs couleurs et de leurs qualités esthétiques. Vues de loin, ces peintures évoquent de grands paysages, tout ce qu’il y a de plus impressionniste. À ceci près que l’on y circule comme dans une image où l’on zoomerait sur les détails et découvrirait à chaque fois de nouveaux univers.
Pour comprendre ces influences hybrides, il convient d’aller enquêter du côté de ses racines familiales, puisque Petra Cortright est fille de deux artistes. Sensibilisée à la peinture du côté de sa mère, à l’édition et la sculpture du côté paternel, bien qu’elle ait perdu ce dernier très tôt, l’Américaine a surtout eu l’intelligence de forger ses propres références, opérant en archéologue au sein du grand fouillis que constitue le web. Rapidement, elle fait ainsi une découverte qui s’apparente à une révélation : si la culture Internet la fascine, c’est justement dans l’idée de mettre en lumière la nature des contenus qui y pullulent, d’interroger autant leur facticité que leur dimension éphémère mais foisonnante, proliférante. Au passage, Petra Cortright use de ces outils pour désacraliser l’art académique, ainsi que toutes les institutions que sont le travail, la famille et le foyer.
On n’ignore pas qu’il y a, chez Petra Cortright, toute une réflexion autour de la vie domestique. Et l’envie de la transgresser ! Parce qu’elle crée tout depuis chez elle, en totale solitude. Et parce que ses œuvres, y compris les plus ouvertes sur le monde ou les plus tapageuses (on y parle de pornographie, de séduction à distance, etc.), sabordent l’image traditionnelle de la femme au foyer. Il n’est pas question chez elle de reproduire le modèle de la famille idéale, issu des séries télévisées et des spots de pubs de l’ancienne génération. Au contraire, mieux vaut le pervertir, faire de la maison avec son poste d’ordinateur un espace de déconstruction, de jeu, la porte d’entrée vers d’infinis possibles.
On comprend alors que les travaux de Petra Cortright, véritables amalgame de photographie, de peinture et d’appropriation, ne sont rien d’autre qu’une célébration de l’évolution, de l’impur, du croisement des genres via des images-matériaux capables de chambouler les normes traditionnelles.