Pierre-Alain Giraud : « J’ai toujours aimé expérimenter de nouvelles technologies pour proposer une nouvelle forme narrative »

26 mai 2023   •  
Écrit par Benoit Gaboriaud
Pierre-Alain Giraud : « J’ai toujours aimé expérimenter de nouvelles technologies pour proposer une nouvelle forme narrative »

Mettre la technologie au service de la narration, telle est l’obsession de Pierre-Alain Giraud, cet artiste français qui, après des études d’ingénieur, a fini par s’orienter vers le cinéma et autres projets artistiques. Le dernier en date : Noire – La vie méconnue de Claudette Colvin, une installation en réalité augmentée à la croisée des arts numériques et du spectacle vivant. Rencontre fin mai, en marge de son exposition à Beaubourg.

Adapté du roman éponyme de Tania de Montaigne, paru en 2015, Noire – La vie méconnue de Claudette Colvin, présenté récemment au Centre Pompidou et prochainement en tournée en France, est la dernière création immersive de Pierre-Alain Giraud. L’artiste invite le spectateur, équipé d’un casque à visière sur lequel sont projetées des images 3D, à pénétrer dans une salle pour suivre Claudette Colvin : cette adolescente de 15 ans qui, le 2 mars 1955, refusa de céder son siège à une passagère blanche dans un bus, neuf mois avant le même geste politisé par Rosa Parks. Une histoire forte, donc, en même temps qu’une figure iconique et méconnue à laquelle Pierre-Alain Giraud et Stéphane Foenkinos rendent justice en créant son fantôme.

Noire ©Novaya

Pourquoi vous êtes-vous lancé dans ce projet : l’adaptation en réalité augmentée de cette œuvre littéraire ? Qu’est-ce qui le justifiait ?

Stéphane Foenkinos connaissait Tania de Montaigne. Il voulait adapter son livre au théâtre et m’a sollicité pour que je réalise des vidéos pour la pièce. En 2019, au début de ce projet, je travaillais en parallèle sur Solastalgia, une installation immersive que je développais pour Les Champs libres, à Rennes, et qui a également été présentée à la galerie nationale d’Islande. Dans l’adaptation au théâtre de Noire – La Vie méconnue de Claudette Colvin, il était question de réveiller des fantômes du passé pour leur rendre justice. La technologie que j’utilisais pour Solastalgia pouvait servir le propos du livre et de la pièce. Il y a deux ans, j’ai donc proposé une version immersive de Noire à Tania et Stéphane. J’ai illico ressenti leur enthousiasme et, très bien, on a commencé à travailler ensemble.

Afin de réveiller les fantômes de cette histoire et de les faire apparaître dans notre monde réel, vous avez opté pour une technologie bien particulière que vous avez fait évoluer…

Ou, en effet, l’apparition des fantômes devait être très réaliste. Côté technologie, nous étions bons. Nous ne voulions pas enfermer le spectateur dans un monde virtuel. Nous voulions qu’il reste lui-même, qu’il ressente ce que c’est que d’être assigné à une couleur de peau, à une autre identité, dans un monde réel. Cette idée figure déjà dans le texte de Tania. L’auteure met le lecteur dans la peau d’une personne noire en Alabama dans les années 1950. Nous l’avons juste adaptée avec cette technologie et rendue palpable.

Comment avez-vous travaillé sur l’immersion ?

Avant de faire des études de cinéma, j’ai fait une école d’ingénieur. J’ai toujours aimé expérimenter de nouvelles technologies afin de proposer une nouvelle forme narrative. Pour ce projet, il fallait prendre un double chemin, à la fois artistique et technique. Autrement dit, tout ce que nous imaginions sur un plan artistique devait être réalisable techniquement. Nous avons reconstitué l’équipe de Solastalgia, projet pour lequel nous avions commencé à élaborer cette technologie. Nous avons utilisé le casque de réalité augmentée HoloLens 2 inventé par Microsoft. Techniquement, il a ses limites : le boîtier est de petite taille, les calculs sont réduits et le graphisme en pâtit. Nous avons donc fédéré une équipe de développeurs et d’ingénieurs qui nous permettent d’utiliser les casques autrement.

Par la suite, nous avons également développé une technique de streaming, permettant à des serveurs, placés en régie, de calculer ce que les spectateurs voient. À partir de ces données, les machines leur renvoient en temps réel des images virtuelles qui apparaissent sur la visière du casque, et qui se mêlent donc à la réalité. Ça n’avait jamais été fait. 

Pour plus de réalisme, vous avez également travaillé avec des acteurs, et non des avatars. 

Nous avons tourné en studio avec une technologie française qui s’appelle 4DViews. Tout d’abord à Grenoble, pour faire des essais, puis à Taïwan pour des raisons de coûts. En studio, les acteurs se succèdent les uns après les autres. Chacun prend place au milieu d’un cercle constitué d’une soixantaine de caméras qui immortalisent la scène et restituent une image en 3D. Nous n’avons pas créé des avatars. Ce qui a été capté ne peut pas être modifié numériquement. Nous chronométrions chaque scène, nous parlions aux acteurs pour leur dire quoi faire à l’instant T : se lever, marcher, parler… . Dans le casque, quand vous voyez une personne se déplacer, en réalité, elle marchait sur un tapis roulant dans ce même cercle d’environ trois mètres de diamètre.

Tout cela pour dire que chaque scène a été parfaitement millimétrée, chorégraphiée au préalable. Par exemple dans le bus, plusieurs personnages interviennent en même temps, ce qui n’était pas possible sur le plateau, où chaque acteur était seul pendant le tournage. C’est un processus complexe, long, mais nous voulions vraiment que les personnages paraissent réels, semblables à des apparitions. 

À Taïwan, avez-vous trouvé facilement des acteurs qui pouvaient correspondre aux personnages ?

Non, ce n’était pas facile de trouver des acteurs noirs ou blancs, mais le directeur de casting local a fait un travail admirable. Rebecca Naluyange, qui joue Claudette Colvin, est en réalité une étudiante ougandaise de passage à Taïwan. La ressemblance est frappante, de même pour Keril Daniel Elombe et Vicky qui interprètent respectivement Martin Luther King et Rosa Parks. 

Dans cette installation en réalité augmentée, le spectateur y joue un rôle, ce qui n’est pas le cas dans le cinéma classique. En quoi cet aspect vous intéressait-il autant ?

Avec la scénographe, Laurence Fontaine, nous avons intégré le spectateur à chaque scène, imaginé où il pouvait se placer. Il peut ainsi assister au procès de Claudette Colvin, s’asseoir dans le bus… ou rester en dehors de la scène, comme un simple témoin. Dans un film classique, on ne réfléchit pas à tout cela. C’est effectivement un plus totalement stimulant.

Noire ©Novaya
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Noire : la vie méconnue de Claudette Colvin

Dans cette installation, la réalité joue aussi un rôle, à l’image de la lumière.

Nous avons travaillé avec Philippe Berthomé, créateur lumière. C’est lui qui a imaginé cet environnement et fait la programmation des lumières réelles afin de guider le regard du spectateur, comme nous l’avons fait numériquement en créant des petites particules dans la réalité augmentée. Ces deux procédés orientent le spectateur vers l’essentiel de chaque scène, et rendent la narration plus facile à suivre. Au préalable, nous avons fait des tests avec des bêta-testeurs pour savoir ce que pouvaient rater ou non les spectateurs. 

Si l’on est assez vite absorbé par le récit, il faut tout de même avouer que le champ de vision proposé par le casque est assez limité…

C’est vrai qu’il est plutôt réduit. On a bien sûr effectué, au préalable, différents tests avec des bêta-testeurs pour savoir ce que pouvaient rater ou non les spectateurs, mais nous devons malheureusement composer avec les possibilités actuelles du HoloLens2. Microsoft devrait le faire évoluer prochainement. Une fois fait, nous nous adapterons.

Cette expérience vous a-t-elle donné envie de poursuivre et de proposer d’autres projets équivalents, d’adapter d’autres œuvres littéraires ?

Je pense que c’est un médium d’avenir. Nous n’en sommes qu’aux débuts. Il faut creuser encore, bidouiller. Cette technologie apporte un point de vue supplémentaire, celui du spectateur. Le roman de Tania de Montaigne se prêtait particulièrement bien à l’exercice. Je ne tiens pas à renouveler l’expérience juste par principe, il faut trouver une œuvre littéraire qui le justifie tout autant.  

  • Notons que Noire : La vie méconnue de Claudette Colvin fait partie de la dernière programmation de la dernière édition du Tribeca Film Festival, à New York.
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