Début septembre, l’édition 2023 de Venice Immersive a agité le monde de l’immersif avec une sélection défricheuse, riche de 44 œuvres et de propositions audacieuses, presque avant-gardistes dans la manière qu’elles ont d’aborder les nouvelles technologies sans privilégier pour autant l’innovation technique à la profondeur narrative. Liz Rosenthal et Michel Reilhac, programmateurs de l’évènement, font le bilan, et en profitent pour poser un regard sur un art florissant.
Dans une interview accordée à XR Must, vous disiez en juillet dernier qu’il était nécessaire pour les productions immersives de s’orienter vers une logique de marché. Qu’est-ce qui vous fait dire ça ?
Liz Rosenthal : Je pense que si une œuvre souhaite exister, elle se doit d’être pensée en fonction de l’écosystème dans lequel elle évolue, ne serait-ce que pour lui permettre d’atteindre un seuil de rentabilité, ou d’obtenir une certaine visibilité. À Venice Immersive, il faut bien avoir en tête que nous ne programmons pas des œuvres pouvant se vendre à des collectionneurs ; les projets sélectionnés doivent entrer dans un réseau de distribution pour exister, atteindre un certain public.
Pour ce faire, il convient donc de comprendre la logique du marché. Nous-mêmes, avec Michel, passons beaucoup de temps à comprendre comment tel ou tel projet va pouvoir atteindre un public, séduire des distributeurs, etc. Vous savez, les œuvres immersives nécessitent des coûts importants, si bien qu’il paraît impossible de créer sans prendre en compte une telle réalité. Surtout quand on connaît le contexte économique actuel…
Avez-vous le sentiment que Venice Immersive permet la rencontre entre les créateurs et les producteurs ? Ou plutôt, avez-vous conscience que des projets prennent vie au sein de votre festival ?
Michel Reilhac : L’un des grands avantages d’un festival comme Venice Immersive est de rassembler les gens. Chaque année, nous voyons bien que nous accueillons de plus en plus de monde, que l’évènement est devenu un rendez-vous incontournable pour le marché de l’immersif. Cette année, par exemple, nous avons sélectionné 12 projets recherchant des financeurs. Ce n’est pas anodin : Venice Immersive est un lieu où les producteurs, les investisseurs et les distributeurs échangent constamment, où les discussions font émerger un tas de nouveaux projets.
Au passage, cela prouve que des évènements comme le nôtre sont pour le moment irremplaçables, même s’il existe des plateformes et des sites dédiés à la création en réalité virtuelle. Ici, tout est fait pour créer des rencontres, favoriser la collaboration, échanger des idées. C’est bien simple, Venice Immersive est selon moi un catalyseur, voire même un accélérateur de projets.
« Avec Tulpamancer, c’est probablement la première fois que nous observons une utilisation en temps réel de l’intelligence artificielle dans la réalité virtuelle. »
Dès le début, avez-vous souhaité faire de Venise Immersive un festival défricheur, à l’avant-garde des dernières tendances ?
Michel Reilhac : À l’échelle mondiale, la Mostra de Venise est le seul grand évènement de cinéma à avoir une section VR. Chaque année, les artistes venus de l’immersif foulent donc le même tapis rouge que les vedettes du 7e art. C’est une chance, en même temps qu’une volonté de notre part : l’idée est vraiment d’amener de la reconnaissance sur leur travail, de rappeler au monde entier qu’il s’agit ici d’une proposition artistique, et non d’une simple prouesse technologique. Dès le début, Venice Immersive a donc été considéré comme un grand évènement mondial dédié aux arts immersifs. C’est ambitieux, mais c’est aussi ce qui nous permet de présenter bien plus de projets que d’autres festivals.
Pensez-vous que le public est de plus en plus intéressé par les œuvres immersives ? Par le passé, je sais que vous aviez quelques difficultés à lutter contre les productions cinématographiques, très nombreuses et attirant naturellement plus de monde…
Liz Rosenthal : Tous les tickets ont été vendus cette année, ce qui est une excellente nouvelle !
Michel Reilhac : On remarque aussi que les critiques des médias concernent davantage le contenu des œuvres que la technique utilisée. Avant, on ne parlait que de technologie, d’innovations visuelles, etc. Désormais, on se focalise avant tout sur la trame narrative, l’histoire, la mise en scène… C’est un signe de reconnaissance énorme !
Quand on regarde la sélection de Venice Immersive, on remarque deux grandes tendances : l’utilisation toujours plus forte de la réalité mixte et des intelligences artificielles. Comment expliquez-vous cet attrait pour ces technologies ?
Michel Reilhac : Le fait que les médias immersifs soient passés d’un marché de niche à un courant artistique démocratisé a forcément un impact sur la croissance de ces nouveaux formats. Aujourd’hui, de plus en plus de sociétés utilisent la VR, pour différentes raisons. C’est là la preuve que ces technologies sont désormais familières pour un nombre grandissant de personnes. Sur Jim Henson’s The Storyteller : The Seven Ravens, par exemple, Félix Lajeunesse et Paul Raphaël passent avec aisance de la réalité mixte à la réalité virtuelle. C’est poétique, c’est inventif, et ça se situe réellement à la pointe des technologies immersives, notamment via l’utilisation du casque en réalité augmentée Magic Leap 2.
Liz Rosenthal : Si les intelligences artificielles donnent actuellement un nouveau souffle à la création immersive et numérique, c’est aussi parce qu’elles sont désormais intégrées à notre quotidien, présentes dans les applications qui nous accompagnent chaque jour. Aux artistes, à présent, de traduire cette démocratisation dans des œuvres esthétiquement intéressantes. Tulpamancer de Marc Da Costa et Matthew Niederhauser, par exemple, propose tout à fait autre chose que ce que nous connaissons.
Michel Reilhac : Avec Tulpamancer, c’est probablement la première fois que nous observons une utilisation en temps réel de l’intelligence artificielle dans la réalité virtuelle. Alors que la première partie de l’expérience pose des questions à partir de vos souvenirs, toutes ces données sont ensuite converties en temps réel en une expérience VR avec une voix off comme trame narrative. C’est inédit, et c’est formidable de voir à quel point une histoire peut être entièrement personnalisée en fonction de la personne concernée, de ses souvenirs ou de ses mots.
Parmi la programmation, on note la présence de quelques œuvres françaises : est-ce à dire que la France est un pays important sur la scène immersive international ?
Michel Reilhac : Oui, totalement ! Mais ce qu’il faut avoir en tête, c’est que la France n’est pas le seul pays à être actif dans le domaine de l’immersif, et que les tendances changent très vite. Taiwan, par exemple, est incroyablement créatif. Pourtant, on n’y a sélectionné qu’un projet cette année, alors qu’on avait plusieurs l’année dernière. Pourquoi ? Tout simplement parce que certains projets n’étaient pas finalisés ou manquaient de fonds pour se déployer à Venise… Pour en revenir à votre question, disons que la France est un hub où beaucoup de choses se créent, où les créations immersives sont très bien soutenues par les institutions publiques. À tous les niveaux, locaux, régionaux et nationaux, des fonds sont dédiés au développement, à la production et à la distribution d’œuvres. Très honnêtement, c’est peut-être là le système le plus sophistiqué au monde.
Liz Rosentahl : Parlons aussi de Peupler, que vous mentionnez. Selon moi, cette œuvre de Maya Mouawad et Cyril Laurier symbolise bien une autre grande tendance de l’édition 2023 : les projections à grande échelle. Il n’y a pas besoin de casque pour vivre cette expérience immersive interactive, ce qui demande de beaucoup de moyens, aussi bien humains que financiers.
« La France est un hub où beaucoup de choses se créent, où les créations immersives sont très bien soutenues par les institutions publiques. »
Au-delà de la France, Venice Immersive accueille évidemment des productions venues de bien d’autres régions du monde. Selon vous, quel pays faut-il surveiller de près ces prochaines années en termes de création immersive ?
Michel Reilhac : Je préfère parler de hubs. En France, en Corée du Sud, à Taiwan, en Chine, en Scandinavie ou même au Royaume-Uni, beaucoup de choses se passent. C’est florissant. Même si, comme je le disais, tous les pays ne proposent pas le même soutien du point de vue des financements publics. Cette année, par exemple, un projet britannique n’a pas pu être programmé parce que les créateurs ne pouvaient pas financer le déplacement et l’installation, dont les coûts sont souvent très lourds…
Liz Rosenthal : Ces derniers temps, on remarque aussi que de nombreuses propositions commencent à émerger depuis le Qatar, la Palestine (Remember This Place : 31°20’46 »N 34°46’46 »E) ou le Brésil. On ne s’y attendait pas forcément, et c’est évidemment une bonne nouvelle. Cela dit, je préfère ne pas me focaliser sur des pays en tant que tel. L’une des belles promesses faites par la réalité virtuelle, et cela se vérifie sur les chat VR, c’est surtout la possibilité de créer et d’échanger sans que l’on nous demande d’où l’on vient, simplement pour expérimenter – à l’image de The Utility Room de Lionel Marsden, que l’on avait repéré sur Steam. Pour finir, je dirais qu’il suffit de regarder les crédits des productions sélectionnées : très souvent, ce sont des co-productions entre des sociétés basées dans différents pays.
Dans le débat public, on entend encore souvent dire que la technologie peut être un frein à l’expérience physique, au lien social. Venice Immersive est-il un moyen de donner tort à ces stéréotypes ?
Michel Reilhac : Comme je le disais tout à l’heure, Venice Immersive est un espace privilégié pour diffuser des œuvres immersives, mais c’est aussi un lieu d’expérimentation. Il faut bien avoir en tête que les projets, dans leur grande majorité, y sont diffusés en exclusivité mondiale. La plupart du temps, nous sélectionnons donc des œuvres encore en plein développement, sans avoir pu les voir finalisées. Et ce processus nous convient : tout est si récent dans ce secteur qu’il faut forcément tester, voir ce qui fonctionne ou non. Parfois, on sent bien évidemment qu’un projet n’est pas totalement abouti, mais on reste à chaque fois persuadé qu’il était important de le montrer. Parce qu’il témoigne d’une direction artistique qui pourrait être importante à l’avenir, et parce que le processus est parfois plus important à observer que le produit final.
Nous vivons au sein d’une époque où la représentation de soi s’est décuplée, sur les réseaux, via des avatars, dans l’espace public et même dans l’art. Cette année, par exemple, vous avez sélectionné Body Of Mine et Finalemente Eu (Finally Me). Selon vous, pourquoi l’art immersif est-il si pertinent pour parler de ces sujets, du dédoublement de la personnalité, de l’extension du corps, de la binarité, etc. ?
Michel Reilhac : Par nature, le monde virtuel perturbe la perception fondamentale que nous avons de l’identité. Dans cet univers-là, quiconque peut choisir d’être à 100% la personne qu’il souhaite, se développer une vie sociale dans n’importe quel contexte. C’est une liberté incroyable : on peut choisir sa date de naissance, sa taille, son sexe, etc. Quand on sait à quel point beaucoup de gens se sentent mal à l’aise avec qui ils sont dans le monde réel, on comprend que le monde virtuel, débarrassé de toute forme de fatalité, ne peut que fasciner. D’ailleurs, ce n’est pas anodin si la communauté queer est si présente dans le virtuel ; c’est là la possibilité d’être qui ils/elles veulent.
Liz Rosenthal : Pour résumer, disons que le monde virtuel est une nouvelle dimension, tout à fait formidable et contribuant à libérer nos esprits de différents carcans ou stéréotypes.