Zine Andrieu recourt au documentaire et au design 3D pour représenter la vie au sein des « quartiers périphériques », et captive dès lors qu’il se soustrait aux visions imposées de l’extérieur. Rencontre.
Par l’entremise d’alters ego virtuels, Zine Andrieu surfe dans des « entremondes », entre l’univers du conte et des espaces déclassés. Adepte d’un mix entre images documentaires et design 3D, l’artiste aime autant puiser dans une pluralité de références qui composent son univers personnel, que de se servir de la création numérique pour reformuler un monde libre, concordant à l’image qu’il désire livrer des lieux entre lesquels il évolue.
Parmi ces lieux, il y a d’abord Vignaud, en bordure de Périgueux, où il est né en 1998, avant d’écouler le reste de sa jeunesse dans les quartiers nord de Marseille. Jeune artiste visuel, Zine Andrieu a également étudié aux Beaux-Arts de Bordeaux, le temps d’un cursus académique dont il tire un vif constat. À savoir que les lieux de sa jeunesse, les personnes qu’il a fréquentées – ses racines, ses repères, ses proches… – sont totalement sous-représentés au sein du monde de l’art. À l’école, « où les amitiés se tissent sur des fondations profondément biaisées et empreintes de visions fantasmées et extractivistes », aucune des représentations qu’on lui tend ne rend compte de ce qu’il connaît. Ces réalités sont soit totalement occultées, éclipsées, soit totalement déformées – pour ne pas dire instrumentalisées.
Anti-BDH, une fiction émancipatrice
Aujourd’hui, Zine Andrieu envisage ses vidéos comme les différentes « briques » d’un grand univers où tout est relié, constitué à la manière d’un grand opéra dont la base se nomme Anti-BDH : une fiction qu’il décline sous forme d’installations, photographies 3D ou performances, et qui puise dans des éléments vécus. C’est que Zine Andrieu a transité entre des lieux antagonistes, entre le centre et la périphérie de Marseille, entre des quartiers contrastés dont il tire des constats paradoxaux. À commencer par celui-ci : les habitants des quartiers populaires sont systématiquement stigmatisés, mis à l’écart, en même temps qu’ils sont copiés, leurs codes culturels étant régulièrement récupérés et « gentrifiés ». « C’est fou de voir comme des fantômes de nos proches, chassés des centres, continuent d’habiter la ville par des tenues, par des musiques, par des façons de parler, observe-t-il. Aujourd’hui, des gens qui ne sont pas concernés par ces origines culturelles s’en approprient les codes. »
Le « BDH » (terme marseillais qui signifie « bandeur d’homme ») incarne la personnification, ainsi que l’extrapolation du stéréotype des habitants des quartiers populaires. C’est « l’homme qui aurait fait ses preuves dans les milieux souterrains, dans les économies parallèles » synthétise-t-il. Une figure qui fascine autant qu’elle effraie, et que Zine Andrieu met en scène dans un futur virtuel où les anti-BDH se déplacent sur des trottinettes électriques, contre l’assaut de l’espace « légitime » du centre-ville par les jeunes des quartiers périphériques.
Dans ce monde imaginaire, les véhicules ont fini par être mis sous contrôle d’une milice « anti-BDH » chargée de neutraliser les corps de ces indésirables. Une vision sécuritaire qui concorde, selon lui, avec ce qui s’est passé dans la réalité, où des plaintes contre les trottinettes se sont multipliées quand on s’est aperçu qu’elles étaient essentiellement utilisées par les « habitants des quartiers » pour se rendre en un éclair en ville… À travers ses fictions d’anticipation, rendues plus pertinentes encore grâce à des images de synthèse et des jeux de rôles, l’ambition de Zine Andrieu est donc de visibiliser, de dénoncer des mécanismes oppressifs implicites, de leur tendre un miroir grossissant afin de s’en défaire et de reprendre le contrôle de son destin.
Documenter avec tact
Après s’être focalisé sur la façon dont les habitants des quartiers sont perçus de l’extérieur, Zine Andrieu pivote son regard. Traduction : il tente de documenter la réalité au plus près des concernés et de leur point de vue. La démarche n’a pas toujours été évidente pour lui, surtout lorsqu’il s’agit, comme dans Un Monstre Sans Nom (2023), de filmer pour la première fois ses proches. « Avant, je ne filmais pas les visages, et encore moins les mots. Je ne mettais pas mes proches en scène. Puis j’ai compris que c’était possible de le faire et que l’on pouvait quand même respecter leur dignité, leur intégrité, et surtout leur pudeur, leur espace d’intimité. »
« On a donc besoin de passer par des mélanges pour parler de nous. »
Dans ce film, ce passionné de cinéma compile également des archives filmées sur les révoltes qui ont suivi, en octobre 2005, la mort de Zyed Benna et Bouna Traoré suite à une altercation avec la police. Des images qu’il alterne avec des prises de vue réelles dans le quartier de son enfance, décor lui aussi d’un destin tragique : la disparition de son grand-frère… Ce faisant, Zine Andrieu opère des allers-retours temporels afin de dessiner des trajectoires de vie liées par un déterminisme social dont il semble si difficile de s’extirper. On lui parle alors d’une logique de réappropriation culturelle trop souvent à l’œuvre au sein du champ artistique, il déplore : « Ils ne prennent que le côté un peu glamour, mais sans prendre en compte évidemment toutes les cicatrices, les peines… Du coup, j’avais besoin de faire un film qui parle justement de ma blessure originelle ». Un besoin crucial de raconter sans édulcorer.
Produire de nouvelles représentations
Toujours un pied entre le réel et la fiction, Zine Andrieu entremêle à ses différents matériaux documentaires des images créées de toute pièce, grâce à la modélisation 3D. Pour lui, l’enjeu est avant tout de livrer une vision à la fois plus juste, plus subjective et plus complexe de la réalité, sans pour autant s’interdire d’aller puiser l’inspiration dans les jeux vidéo, les mangas ou les films. À l’image de son avatar, son « stand », tiré du manga Death Note, à travers lequel il représente ce qui manque de représentation, rend hommage à des pans de sa culture personnelle, trop souvent taxée d’illégitimité.
« Je voulais mettre en exergue le paradoxe qui existe en nous, en tant que musulmans habitant des quartiers populaires, dans le sens où l’on s’identifie de ouf à toutes ces formes d’animation, à ces mangas, etc. Pourtant, il n’y a pas un animé qui parle d’Allah, qui parle de notre religion. On a donc besoin de passer par des mélanges pour parler de nous. » Au sein du travail de Zine Andrieu s’affirme aussi une sorte de pudeur, l’envie de ne pas trop en montrer, de ne pas dévoiler tous les codes de sa communauté aux personnes qui les observent de loin. À cette approche, trop frontale, Zine Andrieu préfère les détours, toutes ces petites incartades que permet la 3D, qui attise l’imaginaire plus qu’elle n’enferme dans des représentations figées.