Impliquée dans la création d’une carte interactive, ancêtre de Google Maps, productrice d’animés avant Pixar, inventrice de la première boucle vidéo annonçant la déferlante de GIFs, Rebecca Allen est une légende, dont le CV affiche autant des collaborations avec des laboratoires de recherche qu’avec Kraftwerk, l’artiste coréen Nam June Paik ou le chorégraphe Joffrey Ballet. C’est dire si les geeks et les passionnés de pop culture lui sont redevable.
Comme sa « nageuse » (Swimmer, 1981), première figure féminine animée en 3D, Rebecca Allen a plongé tête la première dans l’espace virtuel à une époque où l’ordinateur était, pour ainsi dire, un Alien. Née en 1953, l’Allemande utilise rapidement le digital comme un miroir pour observer et tester la condition humaine. Avant-gardiste, elle a su également développer certaines technologies, ou du moins en préfigurer, quand ces dernières n’étaient pas à la hauteur de son imagination. Aujourd’hui, elle se raconte, de ses premiers pas jusqu’à sa récente exposition collective Worldbuilding : jeux vidéo et art à l’ère digitale, présentée au Centre Pompidou Metz jusqu’au 15 janvier 2024.
Vous avez débuté votre carrière dans les années 1970. Avez-vous tout de suite senti la place que l’ordinateur allait prendre dans nos vies ?
Rebecca Allen : J’ai toujours pensé que l’ordinateur allait être hyper important, à la fois pour faire surgir de nouvelles formes artistiques et comme impact puissant sur la société. C’est ce qui m’a poussé à m’y consacrer. Aussi, je dois dire qu’en tant qu’artiste femme, spécifiquement à cette époque, je n’étais pas prise au sérieux… Me plonger dans quelque chose de très technique, c’était une façon de prouver quelque chose. Très tôt, j’ai été féministe et j’ai voulu imposer ce sujet aussi bien dans le domaine de l’art que dans celui de la technologie.
Sur quels sujets se sont portés vos premières recherches ?
Rebecca Allen : J’étais très intéressée par le mouvement humain et par la manière dont les mouvements corporels, même les plus subtils, transmettent des informations. Cela était peut-être lié à une prise de conscience précoce qu’avec les technologies modernes, nos corps allaient dans un sens disparaître – ce qui, je pense, est en train de se produire aujourd’hui. Avant même de travailler avec les ordinateurs, j’ai beaucoup étudié les mouvements humains, leur utilisation dans la communication, les différences entre les mouvements féminins et masculins… Les formes visuelles qui constituent mes œuvres peuvent paraître abstraites, mais le mouvement, lui, est réaliste.
Vous semblez avoir toujours évolué avec facilité au sein des technologies modernes, comme une seconde nature. Comment vous êtes-vous forgée votre techno-culture, notamment en tant qu’artiste ?
Rebecca Allen : En vérité, je ne suis pas très douée d’un point de vue technique. Mais j’ai des d’intuitions qui sont à la fois étranges et très utiles. Je ne sais pas exactement comment faire fonctionner les choses sur le plan technique, mais je sais ce qui est susceptible de fonctionner. Lorsque j’ai intégré un laboratoire de recherche et que j’étais la seule artiste, j’arrivais à faire émerger de nouvelles découvertes. Parfois, certains scientifiques développaient des logiciels et je les poussais dans un sens qui n’avait pas été prévu.
« Mon intention était, métaphoriquement, de vouloir faire rentrer l’humain dans l’ordinateur. »
Votre contribution a donc surtout été au niveau des idées. Vous avez aidé à développer des programmes que vous-même, vous ne maîtrisiez pas parfaitement si je comprends bien…
Rebecca Allen : Oui, tout-à-fait. Vous avez parlé de « techno-culture », qui est une idée très importante pour moi. J’ai toujours été très intéressée par les productions culturelles qui traitent de la technologie, et par la façon dont cette dernière change la culture. J’avais en tête d’utiliser ces nouveaux outils pour créer un nouveau type d’esthétique basé sur la technologie numérique, chose bien évidemment courante aujourd’hui. Mais pendant longtemps, le monde de l’art a complètement rejeté tout ça. Je me suis donc retrouvée dans une situation étrange où j’ai été non seulement ignorée, mais souvent détestée par une grande partie du milieu parce qu’ils avaient l’impression que la technologie était – je veux dire, ils me l’ont dit – sans rapport avec l’art.
Pendant longtemps, j’ai donc dû me situer dans une sorte de monde liminaire où je ne faisais pas vraiment partie de la culture technologique sérieuse, où je n’étais pas considérée comme une « informaticienne sérieuse ». Pareil pour le monde de l’art : je n’en faisais pas partie parce que celui-ci rejetait la technologie. Je suis heureuse d’avoir vécu assez longtemps pour voir que cela commencer à changer.
Un grand nombre de vos œuvres abordent l’humain, ses mouvements, son fonctionnement cognitif… Pourquoi passer par la réalité virtuelle pour parler de choses si concrètes, et non par une forme documentaire par exemple ?
Rebecca Allen : Quand j’étais jeune artiste, je dessinais, je faisais de la peinture, de la sculpture… Mais ensuite, je suis passée à tout ce qui est virtuel. La transition a été soudaine, sans explication. Mon intention était, métaphoriquement, de vouloir faire rentrer l’humain dans l’ordinateur. Je voyais bien qu’il allait y avoir un impact énorme de ces technologies sur notre existence. Or, toutes n’étaient faites que par le même genre de personnes : des ingénieurs. Je me suis dit qu’il fallait mettre de l’humanité là-dedans, et je l’ai littéralement fait en projetant des figures humaines à l’intérieur de l’écran. C’était une chose très nouvelle à l’époque.
D’un point de vue historique, vous êtes la première à avoir modélisé en image 3D animée une figure féminine. Y avait-t-il une visée féministe derrière ?
Rebecca Allen : Tout d’abord, je tiens à dire que je n’ai pas modélisé moi-même la femme de Swimmer (1981). J’ai eu la chance d’avoir accès au tout premier modèle 3D féminin jamais réalisé par E. Catmull, qui a commencé chez Pixar. C’était parfait pour moi parce qu’il s’agissait d’une femme, et que je n’aurais pas voulu travailler avec une figure masculine. Œuvrer aux côtés d’E. Catmull permettait de révéler l’implication des femmes dans les technologies. C’est alors que j’ai voulu lui donner vie à travers le mouvement. Donc, oui, j’ai créé la première animation utilisant une figure féminine, et oui, il y avait clairement une intention féministe derrière. De même que dans ma toute première animation virtuelle : Girl Lifts Skirt (1974), est l’image animée d’une femme qui soulève sa jupe, et c’est ma toute première œuvre utilisant l’ordinateur, réalisée dans un laboratoire d’informatique. Les scientifiques ont été quelque peu contrariés, je dirais, de voir le résultat…
Derrière vos vidéos, il s’agit souvent d’images générées par des programmes que vous décrivez comme des « logiciels de vie artificielle ». De quoi s’agit-il ?
Rebecca Allen : Au fur et à mesure que je travaillais sur le mouvement humain, je me suis intéressée à d’autres types de mouvements naturels. J’ai pu travailler avec des personnes qui ont créé certains de ces premiers logiciels de « vie artificielle », qui permettent de déterminer du comportement et de la personnalité de formes générées par ordinateur. Vous pouvez alors définir si cette forme, cette créature est agressive ou timide, si elle aime la vitesse, son caractère… Et une fois que vous l’avez fait, vous pouvez lancer ces programmes et ils commencent à se comporter en fonction de vos choix. Pour moi, c’était fantastique. Je pouvais obtenir des mouvements très complexes et réalistes avec seulement quelques règles.
« Je ne suis pas très enthousiaste à l’égard des NFT parce que je les vois comme des purs produits financiers. »
Quelle est votre œuvre la plus évocative à ce sujet ?
Rebecca Allen : Avec la vie artificielle ? Je dirais que la première chose que j’ai faite est une pièce intitulée Behave (1987). Je travaillais avec un ami, il venait d’inventer un logiciel capable de créer une vie artificielle. Quelque chose qui pouvait simuler le comportement d’une volée d’oiseaux et que j’ai fini par utiliser dans une vidéo. Mais l’œuvre la plus importante dans le domaine est probablement celle qui s’intitule The Bush (1999). Il s’agit d’une série de trois œuvres qui, comme vous le savez peut-être, sont actuellement présentées au Centre Pompidou-Metz, dans le cadre d’une exposition intitulée Worldbuilding.
Où vous vous situez, entre fiction et prospection ?
Rebecca Allen : Je pense à The Brain Stripped Bare (2002), qui est une sorte de performance en direct, où le public entre dans un grand cercle d’écrans. Ainsi, au lieu d’une situation théâtrale typique où l’on s’assoit et regarde une scène, le public est entouré d’images projetées des acteurs, qui se produisent nus. Cela ressemble beaucoup à une performance générée par ordinateur. J’ai alors pensé à la façon dont nous perdons notre intimité pour tout. Vous savez, nous pouvons taper des choses sur l’ordinateur, quelqu’un peut savoir ce que nous tapons et la seule chose qui reste, ce sont nos pensées. Alors, je me suis dit qu’à l’avenir, la technologie essaierait de lire nos pensées. C’est ce que cette pièce met en scène, et ce n’est pas une idée très positive quant à notre avenir…
À propos du futur, est-ce que les NFT vous enchantent ?
Rebecca Allen : L’affaire NFT… Depuis 50 ans que je travaille avec la technologie, j’ai toujours su qu’il existait aussi un danger. C’est pourquoi je voulais que, non seulement les artistes, mais aussi toutes sortes de personnes travaillent à leur développement. Je ne suis pas très enthousiaste à l’égard des NFT parce que je les vois comme des purs produits financiers. Certains artistes diront : « Oh, nous pouvons vendre notre art avec les NFT », ce qui est vrai. Je veux dire, cela a été bénéfique pour beaucoup d’artistes numériques de mettre leurs œuvres en ligne. Mais les NFT ne sont pas un outil en soi. Ce n’est pas comme un programme d’animation 3D ou même un logiciel d’intelligence artificielle. C’est juste un endroit où l’on peut gagner de l’argent.
J’ai l’impression que le mauvais côté de la technologie, c’est qu’elle nous éloigne de notre corps physique. Et je pense que c’est très dangereux. De mon côté, j’essaie toujours de penser aux corps physiques et à l’espace qui nous entoure. Par exemple, la nouvelle œuvre d’art sur laquelle je travaille en ce moment sera davantage une installation physique avec des objets réels et des projections. J’aime l’idée d’immersion, mais j’aime surtout l’idée que l’art puisse être physiquement tout autour de nous dans un espace.