Avec l’exposition D’autres mondes sont possibles, le Pavillon de Namur offre une plongée dans l’art immersif d’hier, d’aujourd’hui et, potentiellement, de demain. Un regard nécessaire pour comprendre les récentes mutations du secteur de l’immersion.
Pédagogie et créativité sont souvent les deux mamelles d’une exposition réussie quand elle vise un public plus large, et c’est bien l’idée qu’a retenue le Pavillon de Namur au moment de plonger au cœur des enjeux de l’immersion dans la création visuelle contemporaine. L’exposition D’autres mondes sont possibles, curatée par Ana Brzezińska, ancienne commissaire du Tribeca Film Festival, à New York, ne manque donc pas d’ambition, et présente ici une sélection plutôt complète de projets d’art immersif. La Directrice du Pavillon, Charlotte Benedetti, ne s’en cache pas, évoquant le besoin de « démystifier les technologies ». D’en « avoir le contrôle », également.
En précisant les diverses modalités d’expérience (avec un casque ou un téléphone mobile, en expériences collectives, interactives, sonores, voire même sans véritable technologie), la commissaire Ana Brzezińska insiste quant à elle sur le fait que ce nouveau type de création numérique est particulièrement engageant pour le spectateur, dans le sens où elle le place au centre de la proposition. « Parfois, le participant est même appelé le joueur, explique-t-elle. Je trouve que c’est une différence d’approche presque philosophique. C’est une autre méthodologie de la création, de la réflexion sur comment on communique avec son public. »
Aux origines de la création immersive
Communiquer avec son public est d’ailleurs la première chose que l’on perçoit en arrivant au Pavillon, le hall d’accueil ayant été transformé en sas pédagogique, avec ses grands panneaux proposant un maillage de dates d’inventions techniques, ainsi que des réalisations artistiques regroupées par thèmes et illustrées par différents documents vidéos. L’idée ? Donner un aperçu des jalons essentiels à la naissance d’une culture numérique immersive.
« Je pense que l’histoire de l’art immersif n’a pas à se raconter forcément à travers le développement technologique, précise Ana Brzezińska, comme pour mieux assumer son parti-pris. Or, c’est très souvent le cas. On se concentre sur le « device », sur le software, sur des innovations dans le domaine des équipements techniques. Moi, ce qui m’intéresse le plus, c’est la manière de penser le sens de ces expériences participatives, collectives, spatiales, interactives, où la présence du spectateur est cruciale pour l’œuvre. Et aussi toute la méthodologie multidimensionnelle qui l’accompagne : les langages visuels, les langages sonores, le rapport aux outils qu’on utilise, aux plateformes et aux machines. C’est une approche spécifique qui a toujours été exploré par les artistes numériques, en travaillant avec des ingénieurs ou en développant leurs propres outils, leurs propres logiciels ».
« Je pense que l’histoire de l’art immersif n’a pas à se raconter forcément à travers le développement technologique. »
Inutile, donc, de chercher de véritables dates-clés dans cette dense combinaison d’information. L’idée est plutôt ici de regarder les origines de la création immersive comme un long et vaste parcours, moins axé sur la technologie que sur un pan de l’histoire de l’art elle-même. « C’est une manière de libérer notre façon de penser », évoque Ana Brzezińska, précisant que « la source de l’inspiration provient toujours des artistes et des mouvements artistiques, non de la technologie ».
Traçage de datas végétaux et expérience d’expansion urbaine
De la théorie à la pratique, il n’y a qu’un pas à franchir. Ou, plus exactement, un seuil, la plupart des pièces occupant ici des pièces/alcôves modulées. Dans l’espace central, seules les œuvres en réalité augmentée, accessibles donc via son smartphone, occupent spectralement l’espace, qu’il s’agisse de Corpus de l’artiste américaine Nancy Baker Cahill, ou des petits chapitres en mode snapchat de Claire Meinhard et Nicolas Bourniquel développés pour la série Fortune, avec ses fils narratifs autour du rapport domestique à l’argent.
Physiquement plus spectaculaire, le dispositif Sanctuary Of The Unseen Forest est une installation vidéo produite par les Britanniques de Marshmallow Laser Feast, dont la manière de plonger au cœur des fonctions biologiques, des apports de nutriments et autres interactions cellulaires d’un arbre gigantesque ancré dans son écosystème de la forêt amazonienne fascine par ses trames colorées et sensibles. Un écosystème que l’on observe en ayant la sensation d’être au plus près d’une expérience scientifique, rendue palpable grâce à la haute définition de l’image et au traçage de la conversion graphique en temps réel de multiples datas.
Changement d’ambiance un peu plus loin avec l’installation immersive Atlas de Marie-G. Loiseau et de Yann Deval. Ici, le public se retrouve à la croisée des arts numériques et plastiques selon les principes hybrides de la réalité mixte. Tout en déambulant au milieu de maquettes de villes imaginaires en bois, le spectateur muni de lunettes de réalité augmentée se voit inviter à déposer de petites graines virtuelles sur les structures existantes afin d’impulser un urbanisme croissant – et rapidement grouillant. Un scénario très Sim City en mode réalité augmentée qui donnerait envie de passer la journée à jouer les architectes en herbe.
Dans le dernier espace du rez-de-chaussée, à côté du The Great Filter de Wen-Yee Hsieh, le principe du rapport de l’homme à son environnement urbain futuriste prend tout son sens dans le sillage du projet Planet City de Liam Young, dont le modus operandi consiste à explorer la genèse d’une ville imaginaire de 10 milliards d’habitants. Un projet d’anticipation filmique aux frontières du game art et de la recherche art-science qui se prolonge au sous-sol dans les propositions de réalité virtuelle constituant un autre pan de l’exposition.
Dystopie et mutation biologique
Si la partie VR de ces « autres mondes possibles » met bien en scène les enjeux d’un art immersif plaçant physiquement le spectateur au cœur des dispositifs, celui-ci se retrouve aussi au centre des problématiques dystopiques confrontant l’espèce humaine à la projection bien réelle d’écosystèmes de plus en plus viciés, pollués et coercitifs. Comme l’explique Ana Brzezińska, il est important de noter que « la création VR indépendante s’est beaucoup développée ces dernières années et se nourrit beaucoup des idées complexes, de l’expérimentation sur le plan visuel, sonore, narratif et dramaturgique ».
La version VR du Planet City de Liam Young en témoigne, avec sa mise en scène très Blade Runner (et la superbe musique signée de l’artiste IDM Forest Swords), tout comme le All That Remains de Craig Quintero, dont le scénario carcéral vacille entre rêve et réalité, et évoque tour à tour le Old Boy du Coréen Park Chan-Wook et le dispositif VR The Eye And I, du réalisateur taïwanais Hsin Chien-Huang autour des principes de surveillance. On sent également la menace planer, mais de manière plus fine via les traits de dessin recroquevillés, foisonnants et contrastés du très imagé From the Main Square de Pedro Harres.
Dans ce contexte un brin négatif, les problématiques écologiques tiennent le haut du pavé. Tout d’abord, avec les films VR à chapitres Spheres d’Eliza McNitt, sorte d’odyssée de la création du cosmos qui, en nous racontant la naissance, la vie et la mort d’une étoile, nous rappelle la place qui est la nôtre au sein de cet équilibre universel. Pour la partie pragmatique et proprement terrienne, place à l’expérience VR Plastisapiens de Miri Chekhanovich et Edith Jorish, qui propose de s’exposer à notre future mutation organique programmée par absorption progressive des molécules de plastique présente dans l’air.
« La création VR indépendante se nourrit beaucoup des idées complexes, de l’expérimentation sur le plan visuel, sonore, narratif et dramaturgique. »
En inspirant, puis en expirant, on plonge littéralement dans ce futur biologique, dont la principale incidence sera notre mutation même vers un nouvel être organique et plastique, un être non binaire, plastiquement fluid gender, finalement plus en phase avec son environnement – une vision de l’évolution humaine en quelque sorte moins dramatique que prévue puisque nous vivrons toujours.
LA VR support du cinéma de divertissement de demain ?
Dans ce programme de films en réalité virtuelle (qui changera à la mi-juin avec une deuxième salve d’œuvres proposées), deux créations affichent une dimension esthétique encore plus captivante. Pensé par le théologien et écrivain anglais John Hull pour documenter sa perte progressive de la vision (dont il a enregistré sur cassettes audios les différentes étapes évolutives pendant trois ans), le film Notes of Blindness se conçoit comme un étrange parcours sensoriel dans un monde spatialisé et interactif où l’on se retrouve à apprécier la présence d’objets dans l’espace par répercussion sonore, ou à suivre la silhouette d’un chien se déplaçant autour de soi. La précision des sens et l’éveil de leur perception ainsi stimulés se révèle bluffante, et pourrait aisément s’inscrire dans un programme socio-éducatif ou socio-médical.
Cet élargissement du champ des possibles perce également dans le Gloomy Eyes de Fernando Maldonado et Jorge Teresa. Conçu comme un véritable film d’animation rappelant les personnages des contes de Tim Burton, Gloomy Eyes raconte, sur fonds de disparition du soleil – lassé du comportement des humains, il décide ne plus reparaître – une histoire d’amour entre un jeune garçon zombi et une jeune fille dont la famille ne partage pas les mêmes élans. Une relecture horrifique, mais aussi tendre et poétique de Roméo et Juliette qui montre le potentiel de la VR, ce genre qui pourrait très bien prétendre à devenir un véritable outil de diffusion d’œuvres filmiques grand public, même si certaines difficultés demeurent, notamment en termes de distribution.
Dès lors, ne pourrait-on pas s’interroger et imaginer à terme la création de lieux de diffusion cinématographique spécifique de ce genre d’œuvres, comme des cinémas où les spectateurs pourront directement regarder les films VR avec leur casques via un système de plateforme et de multi-diffusion ? Il est permis d’y croire. Pour l’heure, l’évidence frappe : il faudra attendre encore un peu avant d’avoir pleinement accès à ces « autres mondes possibles ».
- D’autres mondes sont possibles, jusqu’au 21.09.25, Le Pavillon, Namur.