Peut-on collectionner de la danse ? C’est la question posée par l’Opéra national de Paris et l’artiste pluridisciplinaire Hermine Bourdin. Une interrogation presque philosophique à laquelle l’artiste et l’institution ont répondu par un spectacle inédit, Coddess Variations, alliant NFT, sculpture, art numérique et performance. Depuis les coulisses, Fisheye Immersive en raconte la genèse.
« L’Opéra de Paris était intéressé par mon travail et m’a demandé de faire une collection d’art digital spécialement pour l’institution, amorce Hermine Bourdin, entourée des grandes figures féminines qui ornent le plafond du Foyer de la Danse. C’est un peu comme un panthéon des danseuses, ici. C’était le meilleur endroit pour donner vie à ce projet », s’émerveille l’artiste française, des étoiles plein les yeux, avant de nous détailler l’histoire de ce travail complètement dingue, qui a abouti en un spectacle le 20 octobre dernier, à l’occasion d’Art Basel Paris. « À l’origine, je voulais partir sur quelque chose issu d’un projet que j’avais déjà réalisé, avec de la 3D. Finalement, l’Opéra de Paris a fait une autre collection du genre auparavant. Ça m’a laissé un peu plus de temps pour faire évoluer le concept ».
Entre temps, la jeune femme développe son premier solo show à la galerie Julie Caredda, présentant un travail à la croisée de l’art numérique et de la sculpture, dans lequel elle incarne une déesse. « C’est devenu mon obsession, s’amuse-t-elle. Très vite, je me suis dis : “il faut absolument mettre une danseuse dans ce costume !” ». Convaincue d’avoir trouvé là l’idée parfaite, Hermine Bourdin propose alors un tout autre projet à l’Opéra, une œuvre qui mêlerait art digital et performance physique. C’est là le lien parfait entre l’histoire de l’institution et l’avenir vers lequel elle tend. C’est aussi là une opportunité de faire fusionner la sculpture, le code, la performance et l’art numérique : le défi est de taille, certes, mais c’est peu dire que celui-ci enthousiasme les deux parties, qui se lancent dans l’aventure.
Une ode à la féminité
Sur scène, la danseuse Eugénie Drion s’affaire autour d’une sculpture en plâtre. Si, pour l’instant, elle n’est vêtue que de ses collants de danse, la professionnelle du Ballet de l’Opéra revêtira un tout autre costume le jour de la r représentation, toujours imaginé par la plasticienne touche-à-tout : « Je suis restée en résidence pendant plusieurs mois à l’Opéra Bastille, où j’ai pu travailler avec la directrice des costumes de l’Opéra Garnier, ainsi qu’avec des femmes hyper professionnelles. On a directement taillé un costume dans une mousse PPI, avec un cutter, aux ciseaux… J’y ai mis mon ADN, toutes les femmes qui y ont travaillé y ont mis leur ADN également. C’était beau… », confie-t-elle, manifestement touchée par l’implication des équipes de l’Opéra.
Cette démarche, on le comprend aisément au fil de l’entretien, est volontiers considérée comme féminine. Coddess Variations, c’est un projet fait par, pour et sur les femmes. Inspirée par les idoles paléolithiques, Hermine Bourdin valorise également ses paires en coulisses, et s’entoure, par un hasard presque déterminant, d’une équipe essentiellement féminine. « J’ai eu la chance de rencontrer Ania Catherine, du duo Operator, qui venait de sortir toute une méthode générative de danse collectionnable, la chorégraphie qui est collectionnable sur la blockchain, raconte-t-elle. Je les ai contactées, elle et Dejha Ti (autre moitié du duo, ndlr), et je leur ai proposé. Elles ont adoré. »
« J’ai mis mon ADN dans ce costume, toutes les femmes qui y ont travaillé y ont mis leur ADN également. C’était beau… »
Ensemble, les trois femmes mettent au point des mouvements afin de représenter les trois phases de la vie d’une femme. « La jeune fille, la mère, et la vieille femme, âgée et sage, résume-t-elle. La chorégraphie représente neuf blocs chorégraphiques : trois sont issus de la jeune femme, trois de la mère, et trois de la femme âgée. Quant à la séquence, c’est un algorithme qui en a décidé le déroulé. De notre côté, on a également cherché à associer l’ancien, les esprits historiques, avec les nouvelles technologies, comme le code ». Pour mener à bien leur projet, Hermine Bourdin, Ania Catherine et Dejha Ti ont également pu compter sur la présence d’une autre entité féminine : Eugénie Drion, danseuse du Ballet de l’Opéra. Laquelle, vêtue d’une combinaison Xsense, a réalisé tous les mouvements de la chorégraphie enregistrés par la suite sur ordinateur, séquencés puis intégrés sur la blockchain. Au fur et à mesure des répétitions, c’est désormais une évidence pour tout le monde, le projet ne cesse de prendre de l’ampleur. Pourtant, Hermine voit encore un peu plus loin.
La mise en scène d’un nouveau langage
Que donnent les mouvements du corps traduits en langage informatique ? « Des lignes, des formes, un visuel d’une structure vivante, détaille l’artiste, avant d’oser une confession, sur le ton de la plaisanterie. La danse m’inspire, sa structure, ses gestes… Je ne suis pourtant pas du tout danseuse, ça aurait été une catastrophe si ça avait été moi sur scène ». Soudain plus sérieuse, Hermine Bourdin dit être « passionnée par le mouvement ». Ce serait là une obsession, une recherche presque permanente au sein de son travail : « Même lorsque je crée des pièces purement physiques et statiques, j’aime donner un mouvement à mes sculptures, donner l’impression qu’elles bougent ».
Cette fascination incite notamment la plasticienne à se documenter et à découvrir le langage chorégraphique, théorisé à l’époque de Louis XIV qui souhaitait que la danse puisse être écrite, de la même manière que la musique, afin qu’elle puisse être rejouée à l’infini. « J’ai étudié pas mal de formes de langage de danse, et j’ai jeté mon dévolu sur la cinétographie Laban. C’est hyper graphique, super beau. Et je me suis dit : “trop bien, je vais les incruster dans les visuels” ». Hélas, il est peu courant de trouver quelqu’un qui sache lire le laban… « Heureusement, j’ai rencontré une femme qui maîtrise le langage. Elle est venue à l’Opéra, elle nous a expliqué comment ça marchait. C’était incroyable ! », s’enthousiasme Hermine Bourdin avec des yeux d’enfant, encore stupéfaite de l’avancée du projet, « On va incruster ça dans les images, avec les costumes. C’est fou hein ? » Complètement fou.
La réappropriation d’une histoire
En s’avançant dans le foyer de la danse, notre guide du jour nous relate l’histoire du lieu, particulière. « Eugénie m’a expliqué qu’à l’époque, c’était dans cet endroit que les danseuses étaient choisies par les mécènes de l’Opéra. C’est un peu glauque…, admet-t-elle, avant d’avancer l’un des autres points de son travail. Avec cette performance, on renverse le truc. On met la déesse au centre de cet espace, et elle fait venir les gens qu’elle choisit. La scène est le prolongement de l’espace, il n’y a pas vraiment de délimitation avec les deux autres lieux. On veut aussi casser un peu la frontière entre le spectateur et le performeur, sortir du côté “divertissez-moi”. C’est une forme de pouvoir inspirée par les plus anciennes formes de spiritualité. »
« Quand je mets une Vénus au milieu de l’Opéra de Paris, qui danse, évidemment que ça casse les codes »
Tandis que l’on échange, une autre règle tacite se brise discrètement : celle du corps filiforme de la danseuse. Alors qu’elle s’affaire autour d’une sculpture voluptueuse, Eugénie Drion s’apprête à enfiler le costume de mousse, tout aussi rubicon. « Normalement, les ballerines ne ressemblent pas à ça, rappelle Hermine Bourdin. Quand je mets une Vénus au milieu de l’Opéra de Paris, qui danse, évidemment que ça casse les codes. » Si, pour l’heure, l’institution ne voit pas d’objection à ce corps changeant amovible, peut-être la représentation d’un autre type de femme permettra-t-elle aux amateurs de ballet d’envisager d’autres physiques au sein de l’Opéra ? « C’est déjà un premier pas », reconnaît Hermine Bourdin, visiblement consciente de livrer à travers Coddess Variations une véritable révolution.