Avant de s’imposer dans les musées, l’art numérique trouve sa source dans les bibliothèques. « Book Club » revient sur ces livres fondateurs des mouvements créatifs explorant les liens avec les nouvelles technologies. IA, métavers, réalité augmentée… Ces auteurs avaient déjà tout prévu ! Aujourd’hui, focus sur Art et ordinateur, cet ouvrage fondateur d’Abraham Moles qui, en 1971, envisageait déjà les modalités de la création artistique par le moyen de la cybernétique.
L’auteur
Né en 1920 à Touzac, dans le sud de la France, Abraham Moles est un philosophe, considéré aujourd’hui comme l’un des précurseurs français des études en sciences de l’information et de la communication. Après avoir suivi des études d’ingénieur en électricité et en acoustique à l’université de Grenoble, Abraham Moles fait son entrée au coeur de trois institutions : le CNRS, le Laboratoire d’acoustique et de vibrations à Marseille, ainsi que le CRSIM (Centre de recherche scientifique industriel et maritime). Sa formation initiale et son intérêt marqué pour l’acoustique (deux thèses soutenues à ce sujet à la Sorbonne, en 1952 et en 1954) l’ont conduit à travailler sur les questions de perception, sonores d’abord, avant d’être élargies à plusieurs domaines, à commencer par celle de l’information.
Universitaire reconnu, Abraham Moles a également officié en Suisse, en Allemagne ou en Alsace, devenant, au fils de cours et des écrits, le pionnier des sciences de l’information et de la communication français. Publié en 1971, son ouvrage Art et ordinateur transpose en esthétique les théories de Shannon, père de la théorie de l’information, et s’inspire des pratiques de l’Oulipo, dont il était l’invité d’honneur en 1970.
Le pitch
Art et ordinateur est, depuis sa sortie, un ouvrage de référence sur les relations fécondes qu’entretiennent l’art, l’ordinateur et l’imagerie numérique. Rappelons que nous sommes au début des années 1970, que la cybernétique est encore un sujet de niche, mais que le « computer art » agite les plus avant-gardistes, animés par l’envie de questionner sa portée esthétique, théorique et critique. À travers son analyse sociologique, technique et philosophique, Moles, qui avait déjà brillé via la publication de son manifeste de « l’art permutationnel », se concentre particulièrement ici sur la création sonore et se fascine pour les outils artificiels, encore neufs, participant à l’évolution de celle-ci.
Notre avis
En ayant en tête le contexte d’écriture, on ne peut qu’être impressionné de la capacité de projection d’Abraham Moles, qui évoque déjà les casques de réalité virtuelle ou même l’intelligence artificielle. Extrait : « Il apparaît que, dans les multiples versions que peut offrir « la machine à créer », ce sont les versions à caractère esthétique qui seraient les plus aisées à réaliser rapidement et qui, par conséquent, selon la règle constante de la démarche scientifique qui commence par le plus facile, représenteraient le meilleur usage de moyens nécessairement limités. »
Si le vocabulaire peut sembler désuet (un reproche sans doute inévitable au sujet d’un tel ouvrage, daté de 1971 et centré sur les nouvelles technologies), de même que certaines analyses, rapidement mise à mal par la progression rapide du potentiel de l’informatique, ces petits défauts contribuent au charme du propos (cité en référence par Vera Molnár), et permettent la mise à distance nécessaire afin d’apprécier toutes les théories d’Abraham Moles et, par extension, de Shannon.