Ces derniers temps, les spectacles et les concerts immersifs reposent toujours plus sur des installations visuelles et des scénographies lumineuses imposantes. Ces dernières, pourtant, ne viennent en aucun cas occulter l’influence du son, essentiel à la perception de l’espace environnant. En travaillant tout particulièrement dessus, des artistes ont compris qu’ils pouvaient créer des mouvements ou des images, et de ce fait favoriser une immersion totale. Certains, à l’image de Victor Villafagne et Sam Lecœur, ont même délaissé le visuel pour se consacrer pleinement à l’expérience sonore. Reportage.
Plus qu’un sens, l’ouïe permet à l’être humain d’entrer en connexion avec le monde qui l’entoure, et de le prévenir notamment des dangers qui rodent. Impossible pour autant de nier l’évidence : oui, le son peut également jouer des tours. Persuadé de ce constat, l’artiste sculpteur et compositeur Victor Villafagne s’est ainsi intéressé aux particularités du son.
Quitte à adopter une approche scientifique : « Pour créer la pièce Threshold, je me suis inspiré du travail de Vladimir Gavreau qui a démystifié un laboratoire que tous ses collègues pensaient hanté, explique-t-il. En fait, y résonnait des infrasons de 17 Hz inaudibles mais qui rentrent dans les fréquences de résonance du nerf optique. Cette onde provoquait chez les scientifiques présents dans le laboratoire un sentiment d’oppression, ainsi que l’émergence de parasites au niveau de la vision, ce qui leur donnait l’impression d’apercevoir des fantômes dans le coin de l’œil. Ce phénomène est très bien documenté dans le livre Le son comme arme de Juliette Volcler, productrice radio, critique sonore et chercheuse indépendante. »
Convaincu de tenir là une idée suffisamment féconde pour développer un projet artistique, Victor Villafagne décide de creuser son sujet, et finit par se convaincre d’une chose : ce que l’on considère généralement dans l’imaginaire collectif comme des fantômes résulte en fin de compte d’un phénomène induit par le son, qui a la faculté chez l’être humain de créer des images.
« L’idée est de conditionner un public : de le détendre ou au contraire de l’angoisser. »
Ainsi est né Threshold, qui fonctionne « grâce à un système de subwoofer rotatif mélangeant une enceinte de subwoofer, un rotor d’hélicoptère miniature, et un moteur triphasé. Le moteur est ainsi chargé de faire tourner le rotor, tandis que le mouvement de l’enceinte oriente les pales du rotor. Il en résulte une variation de pression atmosphérique, et donc acoustique, dans la pièce. Un tel système permet de générer du son entre 1 Hz et 20 Hz, et donc de reproduire la présence d’un orage et sa puissance dans les infrabasses ». Pour Threshold, le suwoofer était réglé sur ce fameux 17 Hz, ce qui explique en grande partie pourquoi il était possible de ressentir le son physiquement.
Immersion au cœur du son
À se fier à Threshold, on comprend ainsi que le son agit sur différents organes humains, et que c’est précisément ce phénomène qui permet à Victor Villafagne d’immerger le spectateur dans un univers fantasmagorique singulier. Avec le temps, il en a même fait une de ses spécialités. Que ce soit via You Have The Right To Remain Silent, une installation présentée dans le cadre de Panorama 25, au Fresnoy, ou via la création d’un institut : « Fin 2023, avec l’artiste Thomas Moësl, nous avons créé L’IRPR : L’institut de Recherche Psychoacoustique de Roubaix. Cet institut fantôme est installé dans le Couvent des Clarisses à Roubaix et propose des installations immersives sonores qui développent des questions sur la perception du son. La première étude a eu lieu dans la chapelle du couvent et repose sur dispositif sonore au sein du quel le son d’un bol tibetain en rotation sur une platine vinyle est récupéré et transformé en direct par deux synthétiseurs modulaires puis spatialisé en quadriphonie dans la chapelle. »
Toujours très actif, curieux de tout, Victor Villafagne fait également partie de la compagnie Angels’s Front, créée en 2023 par l’artiste expérimentale Flora Bouteille : « Avec elle, je travaille aussi sur un son immersif en quadriphonie, en improvisation et en accompagnement de la performance. À partir de ce son, l’idée est de conditionner un public : de le détendre ou au contraire de l’angoisser ». Bref de changer son état psychologique : après tout, le son a cette capacité d’influencer notre inconscient et de changer notre regard.
» Tout l’enjeu est de jouer sur la spatialisation du son qui apporte du dynamisme et provoque du mouvement. »
Le cinéma en est la preuve, le sound design permettant d’exacerber une émotion ou de rendre plus palpable une action. Il permet également de renforcer une intention visuelle et, parfois, de la déformer. Sam Lecoeur, créateur de performances collectives impromptues entre participants, renverse ainsi le processus et construit des images mentales à partir du son : « Mon envie initiale consistait à partager un espace imaginaire avec un public. De ce fait, je me suis tourné vers la VR mais je me suis vite rendu compte que l’écran devant les yeux restait un obstacle. » Il y a quatre ans, Sam Lecoeur décide donc de tourner le dos à la réalité virtuelle pour se consacrer aux expériences sonores, pour des raisons qu’il dit également « écologiques ».
À la conquête de l’espace sonore
Pendant le confinement, le Français crée notamment Sable Noir, une suite d’expéditions immersives en territoire onirique, et comprend que plus le son prend de la place, plus les spectateurs s’investissent et arrivent à créer leurs propres images mentales. Par conséquent, Sam Lecoeur pousse encore plus loin le processus avec Les Naufragés, une expérience au cours de laquelle le public est équipé de casques audio, puis plongé dans une salle où il est guidé grâce au son et à des jeux de lumière : « L’idée était de créer grâce à un paysage sonore du son émotif, et ainsi aider les spectateurs à s’inventer des images qui leur permettent de mieux s’immerger dans l’environnement que j’ai imaginé. Par exemple, il est plus facile de s’inventer une plage si on entend le bruit des vagues. »
Méticuleux, Sam Lecoeur, via un audioguide, donne ensuite des actions à exécuter de manière synchronisée : « Cette synchronicité permet de faire exister ces images plus facilement. Par exemple, si un spectateur tient une balle imaginaire dans sa main et si les spectateurs la regardent tous ensemble, elle existe deux fois plus, et encore plus s’il la lance et que les autres la suivent du regard. Tout l’enjeu est donc de jouer sur la spatialisation du son qui apporte du dynamisme et provoque du mouvement. Si on a un son qui tourne autour de nous, on suit spontanément ce mouvement ».
Toute la beauté des expériences proposées par Sam Lecoeur, dont la dernière création (À quelques pas du monde) a été présentée à l’Opéra Garnier, est donc de favoriser l’imagination : imaginer une scène, une présence, jusqu’à la visualiser. Pour cela, le Français travaille notamment sur le son binaural, une technologie particulièrement immersive, sorte de réalité virtuelle sonore, qui permet de restituer un son en 3D à l’aide d’un seul casque. Ce n’est évidemment pas le seul à s’y intéresser – au Mans, la Biennale internationale du son présente fin janvier le « dôme sonore », première structure au monde dédiée au son immersif -, mais force est de constater que ces expériences constituent encore une niche.
Elles n’en restent pas moins passionnantes et franchement convaincantes. À chaque nouveau projet de Victor Villafagne ou Sam Lecoeur, mais aussi ceux de Rubén D’Hers et Christina Kubisch, on comprend ainsi que le son a cette faculté à susciter un imaginaire, à faciliter l’immersion dans un environnement virtuel, et ainsi à nous aider à créer des images, de manière imaginaire ou hallucinatoire. À voir, maintenant, si cette tendance peut devenir un réel phénomène de masse.