Monde nouveau : quand l’IA transforme l’architecte en artiste numérique

Monde nouveau : quand l’IA transforme l’architecte en artiste numérique
©Éric Tabuchi

À l’image de ce qui se joue dans tant d’autres domaines créatifs, les progrès de l’intelligence artificielle ouvrent de nouvelles portes artistiques au sein de l’architecture. Une ouverture qui étend les apports de la création numérique aux tâches quotidiennes des architectes, mais qui donne également naissance à une nouvelle casquette hybride d’architecte/artiste susceptible de s’exprimer via les réseaux, ou à travers des projets éditoriaux à la frontière de la photographie et du récit de science-fiction.

Il y a quelques jours, Fisheye Immersive dédiait un article à ces artistes numériques qui se plaisent à travers leurs œuvres à imaginer la ville du futur, dans la réalité physique, mais aussi dans les nouveaux mondes virtuels du métavers. Oui mais voilà, grâce aux nouveaux outils numériques, telle l’intelligence artificielle et ses différents environnements d’applications (ChatGPT, MidJourney, Dall-E, Stable Diffusion), les architectes eux-mêmes sont en train de faire le grand saut, peaufinant une vision artistique numérique qui ne demandait que de meilleurs dispositifs et dispositions pour s’exprimer.

Des technologies constructives

Depuis plusieurs années, le numérique a déjà révolutionné la profession d’architecte et les tâches quotidiennes du métier dans le sillage des outils de conception 3D (3DSMax, Rhino/Grasshopper, etc.), mais aussi de la maquette BIM : une maquette numérique permettant de modéliser toutes les données d’un bâtiment afin de favoriser l’interopérabilité entre les logiciels et le travail collaboratif entre les intervenants. Mais la nouvelle étape de la révolution technologique de l’architecture est déjà en marche avec l’IA qui commence à apporter un nouveau savoir-faire au sein des agences d’architecture, ainsi que de nouvelles perspectives d’évolution pour la profession, avec déjà des plug-ins logiciels d’intelligence artificielle dans des outils pros comme Finch3D ou Photoshop.

©Jean-Jacques Balzac
©Jean-Jacques Balzac


Concrètement, l’intelligence artificielle apporte déjà de nouvelles modalités et compétences à l’architecte. Parmi lesquelles : la réalisation de moodboards, de documents de présentation améliorés, avec une qualité d’exécution et de retouches d’images permettant de nouveaux rendus plastiques, se combinant avec d’autres supports comme la réalité augmentée. D’ici peu, elle devrait également permettre la génération de plans assistés par IA, offrant un gain de temps considérable à une profession toujours très axée sur ce principe de conception par ordinateur (CAO).

Mais au-delà de cette expertise technique dans la réalisation de croquis, de plans et de dessins, c’est le regard nouveau apporté par l’IA sur le bâti en lui-même, sur ses perspectives d’évolution et ses esthétiques qui est en train d’apporter un nouveau regard créatif et artistique de l’architecte sur une méthode de création, potentiellement plus abstraite et débridée. Le développement d’une plateforme comme MidJourney, et en particulier de sa version 5, a été une force de projection créative par l’image pour de nombreux architectes/artistes qui essaiment leurs projets futuristes, au seuil du réel et du virtuel, sur des comptes Instagram s’apparentant à un nouveau champ des possibles urbanistiques.

Vault Series ©Kory Bieg

Si l’on peut citer des architectes/artistes comme José Sanchez, Karim Hassayoune, Costas Spathis, avec ses étranges monuments gonflables, ou encore Michael Hansmeyer et Kory Bieg (tous deux actuellement exposés au Cube Garges), le nom du Parisien Jean-Jacques Balzac s’est particulièrement diffusé ses derniers mois autour de propositions architecturales mutantes, offrant des pistes subtilement végétalisées ou organiques permettant de repenser via l’IA le geste architectural.

« Trouver de nouvelles réalités architecturales »

Architecte travaillant en agence, Jean-Jacques Balzac – un pseudo résumant bien l’esprit de son travail, puisque procédant d’un principe de remix de références, Jean-Jacques Rousseau et Honoré de Balzac en l’occurrence, se manifestant dans le domaine de l’architecture passée, présente et future – travaille à ses créations dès qu’il en a le temps. Au bureau. Dans le métro. Chez lui. Son usage de l’IA, il le reconnaît volontiers, est avant tout pour lui une manière de « s’amuser et d’explorer les possibilités ». En ce sens, les outils Instagram et MidJourney ont été un véritable déclencheur d’opportunité pour ce professionnel, spécialisé à l’origine dans la photo, le design ou le mobilier. « En général, pour faire une image en architecture, il faut des jours ou des semaines de travail, explique-t-il. Désormais, avec MidJourney, en vingt minutes, tu as quatre images qui permettent d’avancer rapidement. C’est un gain de temps. »

Jean-JacquesBalzac
« Avec l’IA et MidJourney, on peut tester différentes choses : utiliser du bois, des parties vitrées, etc. On obtient systématiquement de nombreux visuels et des propositions qui restent vraies.  »

L’ergonomie permise par MidJourney est en cela une formidable matrice créative. Parce qu’elle offre l’opportunité de saisir directement, via le prompt, un texte descriptif, une image ou un mélange de texte descriptif et d’image. Et parce qu’elle permet d’obtenir ces quatre visuels légèrement différents à partir de l’immensité de la base de données visuelle du web. « Au départ, mon idée était de découvrir quels types d’écriture cela pouvait donner, poursuit Jean-Jacques Balzac. Rapidement, j’ai été attiré par l’idée de trouver de nouvelles réalités architecturales qui n’existent pas, mais qui sont néanmoins proches de la réalité. Au départ pourtant, les résultats avec l’IA étaient un peu trop fantastiques, trop irréels. L’arrivée de MidJourney 5 a été un gros progrès. Il n’y a pas de limites dans le type d’images obtenues. Cela peut être proche d’une peinture, proche d’une ambiance. »

©Jean-Jacques Balzac
©Jean-Jacques Balzac

Clairement, MJ5 (MidJourney 5) permet à l’architecte/artiste d’entretenir un rapport ludique et sophistiqué entre une recherche esthétique et une sélection de résultats. « C’est un outil qui permet de tester rapidement, précise Jean-Jacques Balzac. Par exemple, si je veux mélanger pour voir une architecture classique du début du XX siècle et une architecture marocaine, cela peut donner très vite un aperçu, avec les quatre images obtenues légèrement différentes qui permettent d’opter rapidement pour telle ou telle différence. C’est un processus contrôlé qui peut s’apparenter à une forme de direction artistique à travers lequel il est possible de comprendre des éléments importants, comme les proportions, les couleurs. Il est cependant essentiel de garder une maîtrise et une expertise d’architecte avec cet outil. »

Plus profondément encore, MidJourney se révèle aussi un instrument prospectif afin de créer un fil narratif et développer un récit. « Sans être trop abstrait, c’est un outil qui permet de raconter de nouvelles histoires. Avec, pour moi, cette question essentielle en tant qu’architecte : par quel geste architectural peut-on passer quand on essaie de dessiner un bâtiment ? Avec l’IA et MidJourney, on peut tester différentes choses : utiliser du bois, des parties vitrées, etc. On obtient systématiquement de nombreux visuels et des propositions qui restent vraies. »

Le Troisième Atlas : architecture de l’IA

Cette notion d’histoire, de récit, est essentielle quand on en vient à chercher à comprendre l’approche d’Éric Tabuchi, un autre artiste utilisateur de l’intelligence artificielle dans le domaine de l’architecture, mais dans une direction davantage guidée par l’œil photographique et un travail d’édition déjà bien inscrit dans l’art du recensement de l’existant architectural.

ÉricTabuchi
« Les images produites par MidJourney sont une fiction ; il n’y a donc plus de référent photographique, mais plutôt une forme de surréalisme 3.0. »

Après deux premières parutions baptisées Atlas Of Forms et Atlas des régions Naturelles – des ouvrages photographiques recensant des formes architecturales parfois glanées sur Internet -, le troisième volet du travail d’Éric Tabuchi, The Third Atlas (paru chez Poursuite Éditions), porte sur un travail de création architecturale conçue par IA et proposant d’expérimenter l’intelligence artificielle comme outil de représentation d’un réel où l’architecture – et MidJourney – tient une large place.

« The Third Atlas a été conçu comme une version artificielle d’Atlas of Forms, dans lequel MidJourney m’a permis de me libérer de la question des droits à l’image, explique Éric Tabuchi. Avec MidJourney, il y a de nouvelles modalités de production d’images déconnectées du réel, dans le sens où la plateforme absorbe les pixels à droite, à gauche, avant de les réinjecter à partir de suggestions de textes et d’images. Les images sont donc belles, mais aussi irréelles et crédibles, ce qui fait sens avec la direction esthétique d’Atlas of Forms où je cherchais à mettre en avant une architecture marginale ou exceptionnelle. Ce sont des images artificielles, mais elles sont très proches d’images réelles. Avec une meilleure résolution qui plus est. »

©Éric Tabuchi

Fixer l’immatérialité de l’image

Cette complémentarité architecturale entre les deux ouvrages a permis à Éric Tabuchi d’en faire une expérience éditoriale autour de l’image : une démarche éminemment artistique qui prend justement à contre-pied l’approche souvent plus éphémère des architectes-artistes sur Instagram. « The Third Atlas est d’abord un livre d’images, une réflexion autour de l’image pensée comme une expérience éditoriale, précise-t-il. Ces images virtuelles ont jusque-là surtout tendance à vivre dans un monde de l’instant. Elles existent puis disparaissent comme des bulles de savon. Les imprimer permet de fixer l’immatérialité de l’image pour une meilleure étude. C’est aussi un autre registre économique qui dépasse celui de la gratuité de Facebook ou d’Instagram. »

Fin littéraire, Éric Tabuchi a donc conçu The Third Atlas à la manière d’un romancier, en prise directe avec les principes procédant directement du rapport entre l’outil MidJourney et l’image. « Avec MidJourney, il faut se déconnecter du référent photographique qui saisit l’image réelle, poursuit-il. Il s’agit ici d’une image factice, mais qui entretient un doute et suscite une fascination, comme le ferait le travail d’un romancier en quelque sorte. Les images produites par MidJourney sont une fiction ; il n’y a donc plus de référent photographique, mais plutôt une forme de surréalisme 3.0 ».

©Éric Tabuchi

Pour cela, Éric Tabuchi a notamment organisé des sessions de travail fastidieuses, très longues et répétitives, s’étirant sur 12 ou 15 heures quotidiennement afin de créer ses visuels à partir d’un mélange d’images présélectionnées et de textes soumis dans le prompt de MidJourney. Ce processus de travail lui a permis de créer une grammaire à partir des images obtenues, et elles-mêmes réutilisées. Avec, parfois, des résultats très surprenants, comme lorsqu’un personnage de Mickey surgit subitement dans l’image. « J’ai parfois soumis des lettres tapées au hasard dans le prompt, décrit-il. Par exemple un Y et un K. le calcul de la machine a dû conclure que statistiquement la recherche la plus aboutie ou fréquente avec ces lettres permettait d’obtenir une représentation de Mickey, ce qui s’est traduit en résultat visuel. »

À partir des images obtenues, Éric Tabuchi a construit a posteriori un récit, une histoire de science-fiction apocalyptique dans laquelle une architecture de survie, fantasque et multicolore, se met notamment en place en fin d’ouvrage, comme pour exprimer le futur d’un monde après la catastrophe nucléaire. « L’idée de l’explosion atomique est essentielle, relève-t-il. Elle correspond à une sorte de renaissance de l’image à travers la fabrication d’une image d’explosion nucléaire surgissant de MidJourney. C’est comme le point zéro d’un nouveau départ pour l’histoire de l’image. » Un nouveau monde de l’image après l’arrivée de l’image artificielle permise par l’IA en quelque sorte.

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