Depuis 2017, la réalisatrice coréenne Gina Kim accomplit grâce à la réalité virtuelle et ses œuvres immersives un travail de mémoire fondamental autour de la question des « femmes de réconfort » coréennes. Elle nous raconte la genèse de deux de ces œuvres en VR, Bloodless et Tearless.
On l’ignore, mais la Corée du Sud accueille plus de 28 000 soldats américains sur son sol, allant jusqu’à occuper 17% de la surface habitable du pays. Cette situation remonte à la fin de la Seconde Guerre mondiale et les débuts de la guerre de Corée : les gouvernements américain et sud-coréen travaillent alors de concert pour établir quelque 96 camps militaires, autour desquels s’organise un système de prostitution d’État qui a embrigadé un million de femmes.
Dans les années 1970, on raconte que le taux de MST parmi les militaires américains aurait dépassé les 70%. Les prostituées sont alors soumises à un test de dépistage tous les 15 jours et contraintes d’en afficher les résultats sur leur poitrine. Celles testées positives, ou simplement suspectées de l’être, sont enfermées dans un centre de détention jusqu’à leur guérison… ou leur mort. Certaines ne survivent pas à l’administration de doses de pénicilline trop fortes. D’autres meurent d’avoir sauté du toit, dans l’espoir d’échapper à ces aiguilles mortelles. C’est cette histoire sombre que documente dans son travail la réalisatrice coréenne Gina Kim, qui a initié en 2017 une trilogie d’œuvres immersives, dédiées à ces femmes, Bloodless (2017, qui a reçu la même année le titre de la meilleure oeuvre VR à la Mostra de Venise), Tearless (2021) et bientôt dans les festivals, Comfortless (courant 2023). Ces deux premières œuvres touchent en plein cœur – on l’avoue, on a pleuré – tout en laissant songeur. Entretien.
Les sections de festivals, dédiées aux créations VR, connaissent ces dernières années une vraie diversité de formes : œuvres expérimentales, chorégraphiques, d’animation ou documentaires. Ton travail, lui, évoque par certains aspects l’approche du journalisme immersif. Dans quelle « obédience » te situes-tu ?
Gina Kim : Tu souhaites savoir si je m’approche du journalisme immersif, c’est ça ? Dans ce cas, disons oui et non. J’aime beaucoup les documentaires immersifs, j’admire leur clarté, leur engagement. Mais stylistiquement, je m’en sens plutôt éloigné. Mon travail avec la VR est très suggestif, abstrait. J’aspire à ce que le public ressente, souffre, compatisse de ce qu’ont vécu ces femmes. C’est ce que je cherche à provoquer avec mes films. Mon objectif premier n’est pas d’informer, même si c’est évidemment une bonne nouvelle si les spectateurs ont envie de se renseigner davantage après avoir regardé ces films.
Ma quête est dans la transmission du sentiment de solitude, de misère, de frustration, la peur aussi qu’ont ressenti ces femmes. La réalité virtuelle est l’un des rares médias – si ce n’est le seul – qui puisse transmettre ces émotions de manière juste. À savoir, être dans l’action, expérimenter une situation, plutôt que de la contempler de loin.
Bloodless donne à ressentir les lieux où a vécu et travaillé Yoon Keum Yi, retrouvée assassinée. Tearless, quant à lui, se déroule dans le centre de détention Monkey House, où des « femmes de réconfort » ont été internées suite à un dépistage de MST positif. Pourquoi avoir utilisé la réalité virtuelle pour raconter ces histoires ?
Gina Kim : Bloodless est effectivement basé sur une affaire de meurtre commis par un soldat américain. J’étais à la fac lorsque l’affaire est sortie, et j’ai manifesté avec d’autres pour exiger que ce soldat soit extradé et jugé par un système judiciaire coréen. Un jour, lors d’une manif, je suis tombée sur un horrible tract qui montrait une photo du corps mutilé de Yoon Keum Yi. Ça m’a horrifié. Ça m’a mise tellement en colère. C’est comme si on avait volé encore une fois sa dignité. J’avais donc envie de raconter cette histoire que l’on ne connaît que trop peu.
Malheureusement je n’avais pas encore trouvé le bon médium, dans le sens où le cinéma instaure une certaine distance avec le spectateur. Raconter cette histoire de cette façon aurait été éthiquement douteux. Je ne voulais pas exploiter l’image de ce corps. Et puis, en 2016, j’ai découvert la réalité virtuelle. Très vite, je me suis dit : « Ça y est, j’ai trouvé la bonne forme, je peux enfin raconter une histoire simplement en la suggérant poétiquement ». Bloodless et Tearless sont des reconstitutions poétiques de ce qui s’est passé. On ne montre aucun corps.
Comment as-tu découvert ce centre de détention, Monkey House ? Il existe encore…
Gina Kim : Lors de mes recherches pour Bloodless (et sur les femmes de réconfort coréennes, ndlr), j’ai eu l’occasion de faire pas mal de repérages. Quand j’ai vu Monkey House – c’est le surnom qu’on donnait à ce centre parce que les femmes se balançaient contre les barreaux pour alerter les passants -, je n’en ai pas cru mes yeux. Il était encore là. À 200 ou 500 mètres de ce lieu, il y a des cafés, des restaurants très fréquentés, mais tout le monde fait comme si le bâtiment n’existait pas. Probablement pour ne pas effrayer les touristes… De mon côté, je me suis dit qu’il fallait le filmer le plus rapidement possible : il est dans un tel état qu’il donne l’impression de pouvoir s’effondrer à tout moment. Encore une fois, il fallait que je raconte cette histoire, j’étais frappée qu’on ne la connaisse pas.
« Ma perspective est avant tout féministe. »
Dans un article écrit par Le Figaro à l’occasion de la remise du prix du jury du Festival de Deauville pour ton long-métrage, Never Forever, tu es présentée comme « une pétroleuse ». Est-ce que ce titre te convient ?
Gina Kim : Oui, je suis plutôt flattée, à vrai dire. Mais je ne sais pas si je mérite ce titre. Peut-être bien… Ce qui m’intéresse, c’est de me pencher sur les miettes de l’histoire, et d’en faire des films avec des messages politiques puissants. C’est un geste intuitif. En revanche, mon but, ce n’est pas de pointer des problèmes géopolitiques, ou de dire : « Regardez ce qu’ils ont fait, ils devraient tous rentrer chez eux ». Non, mon point de vue, ma perspective est avant tout féministe. Elle traite du droit de ces femmes disparues dans le plus parfait anonymat à récupérer une voix, à retrouver une dignité dont on les a privés. Tu sais, on estime qu’au moins un million de femmes ont dû subir ce business (de la prostitution d’état, ndlr), et que le fruit de leur labeur produisait jusqu’à un quart du PIB coréen.
Dans les années 1960-1970, la Corée du Sud était un pays extrêmement pauvre. Les soldats payaient en dollars. L’État y a vu une manne potentielle. Ça existe encore, d’ailleurs, d’une certaine manière… Bien sûr, on pourrait dire que je suis une militante, mais je me vois simplement comme une artiste qui souhaite redonner une voix aux oubliées de l’histoire, à des femmes qu’on a réduit au silence – et à qui on doit tant. J’aimerais qu’on en prenne conscience, pas seulement par l’information, mais par les émotions, par toute cette tristesse, ce désespoir. En les ressentant, littéralement.