Artiste-chercheuse, Gwenola Wagon focalise sa production artistique autour des IA génératives. Avec, en tête, l’idée de puiser dans les archives afin de recréer un passé alternatif, paradoxal, en dialogue permanent avec notre contemporanéité.
En 1995, Peter Jackson et Costa Botes faisaient sensation en sortant en salle un documentaire fascinant, Forgotten Silver. Tels des aventuriers, les deux réalisateurs emmenaient le spectateur au fin fond de la Nouvelle-Zélande, à la découverte d’un véritable pionnier du cinéma, totalement oublié, preuves à l’appui : décors monumentaux ensevelis dans la jungle et vieilles bobines de films 35 mm. Cette farce amusante, mais bluffante, rappelait la force des images et ses dangers.
Ce débat initié dès les premiers collages en photographie refait aujourd’hui surface avec l’émancipation de l’IA. Passionnée par le sujet, l’artiste et chercheuse Gwenola Wagon mène donc à son tour des enquêtes autour des relations entre le numérique et le monde physique, entre le virtuel et le réel, voire entre le faux et le vrai, dont l’IA tend à gommer les frontières. Dans ses dernières œuvres, comme le film Chroniques du soleil noir (2023) ou Images pyromanes : théorie-fiction des IA génératives (2025), l’enseignante spécialisée dans ces questions s’interroge sur l’avenir de l’archive. Et nous livre ici ses premiers éléments de réponse.
À chaque irruption d’une nouvelle technologie, les questions liées à l’archive et à son authenticité ont été mises sur la table. Pensez-vous qu’avec l’IA, nous avons franchi un cap supplémentaire ?
Gwenola Wagon : Oui ! La question de l’authenticité d’une image se pose depuis longtemps. Les arrivées d’Internet, puis de la 3D ont ravivé le débat. En 2015, j’ai réalisé avec Stéphane Degoutin World Brain, à partir d’images réelles et de simulations 3D. De ce fait, le film a fait polémique. De virulentes critiques nous accusaient de déformer la réalité. Pourtant, j’avais l’impression du contraire, que la 3D me permettait de m’approcher le plus possible de la vérité. Aujourd’hui, j’utilise dans mes travaux l’IA et le résultat me trouble.
En 2023, vous avez réalisé Chroniques du soleil noir, un film que nous pourrions qualifier de docu-fiction, inspiré de La Jetée (1962) de Chris Marker, pour justement questionner la manière dont l’IA modifie notre rapport à l’archive.
Gwenola Wagon : Les questions que soulève le film sont les suivantes : « Que devient la photographie quand on peut la transformer et que devient l’archive photographique si nous pouvons en constituer des alternatives ? ». C’est ce que j’appelle l’anarchive ! Je n’ai pas encore la réponse, mais je soulève le problème. Je me situe à un point d’interrogation.
Ce film est en effet particulièrement troublant, il mêle images intimes, images d’archives et fausses archives constituées d’éléments réels.
Gwenola Wagon : Pour résumer brièvement le film, l’action se situe dans un futur où le soleil chauffe tellement la planète que les humains ont dû, grâce à des techniques de géo-ingénierie, fabriquer des obturateurs. Une fois le soleil masqué, la vie reprend son cours sur Terre. Le personnage principal, un alter ego, a une mémoire visuelle si précise qu’il peut dresser une IA et ainsi réveiller le souvenir du soleil. Pour le réaliser, je suis parti d’une photographie de mon enfance afin de créer mon personnage, puis d’images d’archives de l’Observatoire de Meudon et d’images faites avec des IA.
Les images que vous avez créées avec l’IA se confondent de manière troublante avec les véritables images d’archives. Était-ce votre volonté initiale ?
Gwenola Wagon : Complètement ! Ce film est une commande du Hangar Y en partenariat avec l’Observatoire de Meudon, fondé par Jules Janssen, en 1876. J’ai donc eu accès à toutes les archives. Jules Janssen a été un des premiers français à photographier le soleil, avec des appareils qu’il inventait. Pionnier dans beaucoup de domaines, il a traversé des montagnes et notamment réalisé des expéditions sur le Mont Blanc pour y élever un observatoire. Comme il boitait, il s’est fait fabriquer une chaise à porteurs. Paradoxalement, il a très peu photographié ses pérégrinations. Par contre, une grande quantité de ses écrits ont été conservés. À l’aide principalement de Dall-E (contraction de Dalí et WALL-E) et un peu de Midjourney et Photoshop AI, j’ai élargi le peu d’images existantes pour recréer les hors-champs, et ainsi montrer l’immensité des paysages montagneux dans lesquels il se trouvait. J’ai aussi prompté des parties de ses récits pour créer de nouvelles images d’archives. J’ai essayé de coller à une possible réalité, à celle que je m’imaginais en lisant ses récits.
« Dans mon film, les images deviennent au fil du temps de plus en plus aberrantes. Le spectateur se rend compte alors de la supercherie et s’interroge sur la crédulité dont il a fait part au début ! »
Ainsi, vous offrez à voir de vraies-fausses archives qui ne sont pas techniquement si difficiles à constituer !
Gwenola Wagon : Non, l’IA a la capacité de produire des archives du passé assez convaincantes. Certaines plateformes permettent de concevoir des daguerréotypes étonnants et des photos datées précisément. De nouvelles apparaissent régulièrement. Je me suis surprise moi-même. Le résultat est vraiment troublant. Les images que j’obtenais étaient assez proches des originaux, car le corpus de photographies de Jules Janssen disponible pour les IA est assez faible. J’étais entre la mémoire, le délire et l’aberration. Je me suis prise totalement au jeu, mais je me suis aussi demandé à quel point je n’étais pas en train de trafiquer l’histoire.
C’est bien là le risque, comme nous pouvons le voir en politique…
Gwenola Wagon : En effet, pour sa première élection, Trump a joué là-dessus. Par contre, l’AFP possède un système qui permet encore grâce aux bruits spécifiques développés par l’IA de différencier le vrai du faux… mais pour combien de temps ? Dans mon film, les images deviennent au fil du temps de plus en plus aberrantes. Le spectateur se rend compte alors de la supercherie et s’interroge sur la crédulité dont il a fait part au début !
L’IA ne peut-elle pas agir également comme un révélateur ?
Gwenola Wagon : L’IA peut révéler sur une photographie des éléments que nous n’avions pas remarqués. J’ai demandé à Dall-E d’imaginer le hors-champ de mon image d’enfance, et j’ai été surprise de trouver dans sa version une quantité phénoménale de bouteilles de plastique dans l’eau. Or, en regardant de plus près l’original, j’ai en effet aperçu une bouteille qui se confondait avec l’eau, d’autant que le cliché était en noir et blanc. Et, comme je voulais concevoir une fable écologique, cela m’a servi !
« Avec l’IA, on peut créer une trace d’un temps où il n’y avait pas d’images. »
L’archive, vous n’en avez pas fait le tour. Vous allez sortir au mois d’avril un livre chez UV édition, coécrit avec le philosophe Pierre Cassou-Noguès et intitulé Images pyromanes : théorie-fiction des IA génératives, dont une partie est dédiée à l’Anarchive.
Gwenola Wagon : Pour cette partie, je me suis intéressée à la région des Landes qui est menacée par la montée des eaux et les incendies. J’y retrace son histoire, des premières pinèdes aux futures spéculations immobilières. Dans les deux cas, il n’existe pas de photos. L’urbanisme s’y est développé avant l’invention de la photographie. Grâce à l’IA, j’ai constitué une banque d’images faussement anciennes, à partir d’écrits de cartographes qui décrivaient la région comme infernale où les dunes ensevelissaient des villages. Désormais, grâce à l’IA, des images existent. De même, j’anticipe en images le futur et la spéculation immobilière ravagée par la montée des eaux. Tout cela est très facile et totalement addictif. On tape un prompt et l’image apparaît en un clic ! Dorénavant, on peut créer une trace d’un temps où il n’y avait pas d’image.
Ne craignez-vous pas que dans un court terme le faux et le vrai puissent se confondre ?
Gwenola Wagon : C’est à la fois inquiétant et fascinant. Difficile aujourd’hui d’apporter une réponse. Certains chercheurs prédisent que l’IA, en se nourrissant des images erronées, pourrait se dégénérer. J’aimerais que cela se produise, ce serait passionnant à observer, mais j’en doute, car ceux qui développent les plateformes ont bien conscience du problème et veillent !