Jakob Kudsk Steensen : « Il est naïf de créer des séparations entre les “beaux-arts” et l’art numérique»

Jakob Kudsk Steensen : « Il est naïf de créer des séparations entre les “beaux-arts” et l'art numérique»
Jakob Kudsk Steensen ©Bastian Thiery

Jusqu’au 27 octobre 2024, à l’occasion du 250e anniversaire de la naissance de Caspar David Friedrich, la Kunsthalle de Hamburg établit un pertinent dialogue entre les œuvres du peintre allemand et The Ephemeral Lake, une installation immersive de l’artiste danois Jakob Kudsk Steensen. Avec qui une petite discussion s’imposait donc.

Peintures 3D, design interactif, IA, son ambisonique, verrerie… The Ephemeral Lake se compose de créations pluridisciplinaires où l’art numérique rencontre l’art traditionnel. En travaillant sur les relations entre les perspectives environnementales et la philosophie, ainsi que sur les liens entre la technologie et le corps humain, Jakob Kudsk Steensen présente une installation hybride qui offre à chaque visiteur la possibilité de s’immiscer dans un univers unique interrogeant la temporalité de la nature et de l’existence humaine.

Comment est né le projet The Ephemeral Lake ?

Jakob Kudsk Steensen : J’étais en Californie au début de l’année 2023, en hiver, juste aux prémices de la formation d’un lac et de précipitations massives dans le désert de Mojave et la vallée de la Mort. C’est l’endroit le plus chaud de notre planète, et l’un des plus secs. J’y ai passé un mois pour documenter les formations calcaires qui apparaissent lorsque les lacs disparaissent. J’ai ensuite imprimé ces formes en 3D, j’en ai fait un moulage, avant de travailler avec un verrier dans l’idée de les transformer en lampes. L’autre partie de l’œuvre se compose d’espèces numérisées, de roches, de sédiments et de sons de la région, ainsi que de collaborations sonores avec l’artiste expérimental Okkyung Lee et le compositeur Lugh O’Neil.

The Ephemeral Lake ©Jakob Kudsk Steensen

Également appelé « lac intermittent », un lac éphémère désigne un phénomène naturel relativement spectaculaire. Peux-tu nous l’expliquer ?

JKS : Un lac éphémère est un terme scientifique géologique décrivant des lacs entiers, des masses d’eau, qui apparaissent et créent des mondes vivants, mais seulement temporaires. Dans le Mojave, ces lacs jaillissent tous les deux à cinq ans. En 2023, le plus grand jamais enregistré est apparu, bien que celui-ci soit en train de disparaître à nouveau. Il s’agit d’un écosystème temporaire qui montre à quel point la vie est fragile, mais aussi que le monde se comporte rarement comme nous l’attendons. J’ai donc souhaité documenter la façon dont le lac temporaire de 2023 a modifié le paysage.

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« L’œuvre d’art est un rythme de choses, de lumières, de formes et de sons qui apparaissent et disparaissent.  »

Ton œuvre est exposée sur deux étages de la Kunsthalle de Hambourg. Comment as-tu imaginé sa présentation ? 

JKS : Le premier étage est un environnement numérique, une simulation de la zone du lac que j’ai créée pendant une année entière. Le deuxième présente une série de sculptures en verre uniques, contenant de la lumière qui réagit aux vibrations du violoncelle d’Okkyung Lee. Tout est interconnecté. Le résultat est une œuvre d’art vivante, numérique, sonore et en verre. Lorsque vous traversez les espaces, vous ressentez les sons à l’intérieur de votre corps et vous avez l’impression que le monde est liquide, solide et temporaire. L’œuvre d’art est un rythme de choses, de lumières, de formes et de sons qui apparaissent et disparaissent. J’ai souhaité y explorer les thèmes de la brièveté des conditions de vie, ainsi que le sentiment que le monde est tout aussi mental qu’environnemental.

The Ephemeral Lake ©Jakob Kudsk Steensen

On te sait très porté sur le travail collaboratif, ainsi que sur les installations immersives et sonores. Comment décrirais-tu ta démarche et ta pratique artistique ?

JKS : Je travaille avec des biologistes de terrain, passant souvent des mois dans différents environnements naturels uniques. Puis, je scanne en 3D, je photographie, je filme et j’enregistre des sons. Les données recueillies sur le terrain deviennent la source de ma pratique en studio, où elles sont modifiées par des logiciels d’apprentissage automatique, comme l’IA, et placées dans des mondes de jeux vidéo afin de créer de nouveaux systèmes vivants. Je fabrique également à la main et je modélise en 3D les données avec l’objectif de contraster la façon dont l’automatisation, la main et l’intention de l’homme se connectent à la vie extérieure.

La vie extérieure, la nature, la thématique environnementale, c’est tout le propos de The Ephemeral Lake, non ?

JKS : La nature est finalement au cœur de toutes mes œuvres, y compris dans Aquaphobia, présentée en fin d’année dernière au Bicolore. J’ai grandi à la campagne et beaucoup de mes amis proches sont des biologistes ou des écrivains qui s’intéressent à la nature. Pour créer, je m’inspire de ce que je rencontre dans la vie réelle, à l’extérieur, lors de voyages. Je ne sais donc jamais ce que deviendra une œuvre d’art lorsque je la commence. Je trouve ça stimulant, ça me donne l’impression d’être vivant et de donner vie à quelque chose qui puisse être lié au « réel ». Ces sentiments d’organicité et d’imprévisibilité sont ceux que je recherche, car tout le reste – en particulier dans l’art numérique, mais aussi dans la façon dont la culture fonctionne aujourd’hui – semble extrêmement contrôlé.

The Ephemeral Lake ©Jakob Kudsk Steensen

Dans cette exposition, ta création a été installée en résonance aux tableaux de Caspar David Friedrich, peintre allemand du XIXe siècle qui a notamment marqué l’histoire du romantisme. Pourtant, le monde de l’art tente encore de séparer l’art numérique de l’art traditionnel. Est-il important pour toi de réunir ici ces deux formes d’expression ?

JKS : Le monde de l’art peut être très conservateur, et il a souvent peur des nouveaux venus, mais l’art numérique n’est finalement qu’un autre médium. Tout comme la photographie et la vidéo ont été très tôt malmenées, il en va de même pour l’art numérique. Mais lorsque l’on ouvre la fenêtre et que l’on pénètre dans le monde plus vaste de la culture, c’est inévitable. Il faut être capable de critiquer, de réfléchir et de transformer la manière dont la culture et l’art numériques sont créés, sinon ils resteront entre les mains des grandes entreprises. Il est naïf et conservateur de créer des séparations fortes entre les « beaux-arts » et l’art numérique. Ce dernier tend à être hautement collaboratif, diversifié et issu de toutes sortes de milieux différents. N’importe qui peut aussi se procurer un ordinateur portable et commencer à créer. C’est comme pour la musique. La diversité musicale est bien plus grande aujourd’hui qu’il y a cinquante ans. Je pense que le clivage entre l’art numérique et les beaux-arts est davantage lié à cela. De nouveaux groupes de personnes font de l’art, et certains se sentent menacés ou ne savent pas comment réagir.

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« Il faut être capable de critiquer, de réfléchir et de transformer la manière dont la culture et l’art numériques sont créés, sinon ils resteront entre les mains des grandes entreprises.  »

À ce propos, comment es-tu devenu artiste ?

JKS : Pour moi, être un artiste a toujours été mon principal objectif. Je n’ai jamais vraiment envisagé de faire autre chose. Cependant, ce n’est pas à l’art contemporain que je pensais au début. Je voulais plutôt travailler dans l’animation et, au fil du temps, je me suis concentré sur ce que l’on appelle le level design et l’art environnemental. Il s’agit du travail effectué dans les jeux vidéo pour créer le monde dans lequel vous entrez en tant que joueur. J’ai commencé dès l’adolescence. Aujourd’hui, c’est normal pour les enfants de modifier et de créer leurs propres jeux vidéo. Mais il y a vingt ans, il s’agissait plutôt d’une niche créative. J’ai toujours été attiré par ce qui est troublant, texturé, étrange. Ces qualités me rappellent qu’il existe des mondes et des façons de vivre qui vont au-delà de la façon dont on nous dit que le monde est censé être.

Revenons pour finir à l’art numérique. Quelle en est ta conception ?

JKS : Le numérique m’intéresse en raison de ses qualités amorphes. Le temps, l’espace, l’échelle et la vitesse peuvent être modifiés à volonté. Il est également en temps réel, donc réactif, interactif, vivant, dans un sens. Le numérique est également conceptuel. Il est fait par l’Homme. C’est une extension de notre langage en trois dimensions.

Il y a quelques années, j’ai donné une conférence avec Char Davies, pionnière de l’art numérique et de la VR en 1995 avec son œuvre Osmose. Au cours de notre conversation, elle a utilisé le terme d’art « enveloppant » plutôt qu’immersif. J’aime ce terme parce qu’il donne l’idée que l’œuvre d’art elle-même vous entoure, s’enveloppe autour de vous, presque comme une créature qui vous avalerait. L’immersion, quant à elle, est davantage destinée à vous émerveiller, à quelque chose dans lequel vous entrez pour vous immerger et vous divertir. J’aime l’enveloppement parce qu’il donne une autre idée de l’œuvre d’art elle-même. Elle vous enveloppe en son sein. Elle a son propre pouvoir, sa pertinence, son histoire à raconter, elle n’est pas seulement là pour vous permettre de vous évader.

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