Encore inconnu·e en Hexagone, l’artiste non-binaire suisse Jennifer Merlyn Scherler séduit pourtant toujours plus de galeries et de musées dans son pays d’origine, attiré.e.s par son mélange de vidéos et de collages numériques. Ou comment, avec style, ouvrir une fenêtre sur le contenu si énigmatique de nos existences en ligne, quand nos yeux sont rivés sur l’écran, lorsque nos pensées sont projetées à l’intérieur et que personne d’autre ne sait ce que l’on y fait, qui on cherche à être, à quoi on rêve...
À 27 ans, Jennifer Merlyn Scherler est aussi à l’aise dans le « world wide web » qu’un poisson dans l’océan. Iel en connaît la structure globale et s’est frayé·e ses couloirs de navigations intimes pour ne pas se perdre dans l’immensité du champ qui s’ouvrait à elle. Ce qui l’intéresse est très simple : il s’agit pour iel de comprendre comment chacun·e parvient à se créer un univers à soi, singulier, aussi bien en ligne et hors ligne ; comment nos personnalités si uniques se forgent et utilisent les différents espaces afin de s’épanouir. De cette intention résulte même un mantra, inscrit sur l’une de ses oeuvres : « My internet is not your internet but my reality !«
Chez Jennifer Merlyn Scherler, exposé·e jusqu’au 17 novembre au Kunsthaus Langenthal (Your Voice, Keep Breathing), les mondes et les communautés virtuelles seraient donc gage de libertés, de nouvelles narrations de soi… C’est du moins ce à quoi iel rend hommage dans ses mises en scène et ses décors grandeur nature qui matérialisent nos cyber-imaginaires. Lucide, iel tient toutefois à souligner que ce monde n’est pas rose bonbon et qu’il reflète aussi les violences sociales. Son atout ? Avoir toujours été intrigué·e par les communautés nées d’Internet, être membre actif·ve de certaines d’entre elles, et pouvoir leur rendre justice en nous les faisant voir comme elles sont, entre quête de soi, sociabilisations réelles et oppressions.
Fandoms, réseaux de camgirls, subcultures web, etc. : rencontre avec un·e artiste qui a su tourner les projecteurs sur ce qui se déroulait jusqu’ici dans le secret des écrans, qui a su mettre le doigt sur des tendances et des communautés encore peu documentées, qui échappent à celles et ceux pensant naïvement que la « vraie » vie ne se déroule que hors-connexion.
Parmi tes personnages, duquel te sens-tu la/e plus proche en ce moment ?
Jennifer Merlyn Scherler : Je travaille principalement avec quatre personnages qui ont chacun des attributs différents. En choisir un revient toujours à choisir son enfant préféré, ce qui est un sentiment coupable et terrible. Mais je reconnais éprouver une immense joie à écrire et à interpréter le personnage féministe aux cheveux roses, la bimbo Perséphone. Elle a un côté très drag, très sexy, très confiant, très TikTok.
Quels outils et logiciels utilises-tu pour créer les environnements dans lesquels ces personnages évoluent ?
Jennifer Merlyn Scherler : Pour m’inspirer, je collecte des quantités infinies de captures d’écran, des vidéos sur les médias sociaux, des commentaires, des citations de livres et de films, je crée des playlists de chansons qui me dictent des « moods », une histoire, pour ensuite penser un scénario. Tout prend forme lorsque je me mets à dessiner des cartes mentales. Je sais que ça peut paraître ennuyeux, mais c’est l’un de mes outils préférés. Quant aux environnements virtuels et aux toiles de fond dans lesquels les personnages se déplacent et vivent, disons qu’ils sont une combinaison d’images d’archives et de collage numérique rappelant le matte painting dans les films. Côté logiciels, je combine Premiere Pro, Photoshop et After Effects.
« Ce qui me fascine, c’est d’observer la façon dont nous créons des langages, des connexions, des visualisations, la manière dont nous envisageons les questions politiques. »
Ton travail semble donner vie à des fables, à des histoires… Quel était ton conte préféré quand tu étais petit·e ?
Jennifer Merlyn Scherler : J’étais un·e lecteurice très assidu·e, ce qui rend le choix d’un favori assez difficile. Je ne pense pas en avoir eu un. Avant de commencer à lire des livres par moi-même, mes parents me racontaient des histoires. De cette époque, je me souviens surtout des illustrations, dont une image, particulièrement marquante : celle de magnifiques arbres sombres, couverts de neige la nuit. Les contes faisaient souvent référence à la magie, à des expériences liées à la nature, à des amitiés avec des animaux non humains, et je crois que j’imaginais souvent les protagonistes dans des vêtements épiques et fascinants.
Aujourd’hui, qu’est-ce qui te fascine autant dans la culture web ? Quelle distinction fais-tu entre une communauté en ligne et une communauté plus traditionnelle ?
Jennifer Merlyn Scherler : Ayant grandi dans une région rurale, l’appartenance à des communautés Internet a été essentielle pour moi, c’était là l’occasion de trouver un écho à ce que je ressentais. Par exemple, ma sexualité, l’expression de mon genre, mes fandoms… Cela m’a permis un échange que je n’aurais pas pu avoir physiquement, et je suis très reconnaissante de l’avoir trouvé autrement. Cependant, il ne me semble plus intéressant de penser aux communautés en termes de communautés en ligne ou hors ligne, puisque les gens font généralement partie des deux.
Ce qui me fascine, à l’inverse, c’est d’observer comment les différents médias influencent la façon dont nous interagissons au sein de ces communautés, la façon dont nous créons des langages, des connexions, des visualisations, la manière dont nous envisageons les questions politiques, dont nous créons des histoires. Les modes de vie en ligne et hors ligne se nourrissent mutuellement.
Parlons, par exemple, de la sous-culture « cottagecore » à laquelle tu te réfères dans ton installation vidéo Wasteland, Baby!. En quoi cela consiste ?
Jennifer Merlyn Scherler : Le cottagecore est une esthétique née sur Internet. Elle vise à romantiser la vie à la campagne et est surtout devenue virale lors des confinements liés à la pandémie. Curieusement, il s’agit d’un fantasme à la fois de gauche et de droite. D’une part, il y a les lesbiennes qui s’imaginent vivre avec leur partenaire dans un petit cottage à la campagne, en train d’étendre paisiblement leur linge et de s’occuper de leur jardin tout en s’aimant sans complexe, loin du regard hétéro-patriarcal ; d’autre part, il y a les « tradwives » qui croient au mariage traditionnel et aux rôles des hommes et des femmes. Chacune considère le cottagecore comme un moyen d’exprimer son identité, de la revendiquer comme un idéal de vie. J’ai été particulièrement attirée par le cottagecore en pensant au deuil climatique – le romantisme de la nature n’est bien sûr pas nouveau, il a une longue histoire.
Avec le temps, j’ai trouvé que le cottagecore représentait une tension intéressante : comment romancer la nature et l’utiliser comme moyen d’évasion, alors que la crise actuelle est une crise de la nature ? Le mouvement de retour à la terre se fait aussi par voie numérique. Nous avons accès à toutes sortes de contenus en ligne qui donnent un aperçu de la vie dans la nature. Ça n’a l’air de rien dit comme ça, mais cela a de la valeur pour les personnes qui ne peuvent pas se permettre de visiter ou de s’installer à la campagne pour quelque raison que ce soit (financière, politique, problèmes de sécurité dus à la discrimination…).
« Comment romancer la nature et l’utiliser comme moyen d’évasion, alors que la crise actuelle est une crise de la nature ? »
Quelle est ta vision de l’avenir ? Est-ce pour donner forme à un idéal que tu t’es tournée vers la création digitale ?
Jennifer Merlyn Scherler : Je dois avouer que j’ai du mal à être optimiste. J’essaie de travailler sur les petites choses importantes, telles que le développement de l’empathie, les récits alternatifs et l’autonomisation. Mais bien sûr, ces choses peuvent sembler si dérisoires lorsque l’on observe la montée des nationalismes, les tensions politiques menant à des guerres, les algorithmes formés avec des préjugés et une crise climatique de plus en plus urgente avec une action insuffisante (ou inexistante) de la part des grands acteurs…
Pour ma part, j’essaie actuellement de créer un moment de pause dans mes œuvres – je réfléchis beaucoup à la manière dont nous pouvons utiliser la fiction et l’évasion pour retrouver de l’énergie afin d’affronter le poids du monde. Je souhaite recadrer l’évasion : ne pas la considérer comme un déni, mais comme une mise en œuvre consciente du rêve afin de respirer un moment – pour pouvoir ensuite continuer.