Durant l’été, de mi-juillet à fin septembre, Fisheye Immersive part à la rencontre de huit artistes numériques venus du monde entier, profondément créatifs et déterminés à expliquer leur travail, démocratiser leur approche créative. Quatrième invité : Pierre Pauze, diplômé des Beaux-Arts de Paris, qui injecte différentes pensées issues de la science-fiction, de la culture post-internet ou des mythologies dans chacune de ses vidéos, de ses installations ou de ses œuvres créées à partir d’intelligence artificielle.
D’après toi, à quel point la création numérique, la VR ou les technologies immersives vont-elles impacter les propositions artistiques, les musées ou les galeries ces prochaines années ?
Pierre Pauze : On peut déjà observer des bouleversements dans les rôles traditionnels des acteurs du milieu de l’art. Cela dit, j’aimerais d’abord souligner la distinction entre l’art, le monde de l’art et le monde de la culture. Bien qu’ils soient interconnectés, ils sont souvent confondus par abus de langage. Les lieux « culturels » ont de plus en plus besoin de faire preuve d’inventivité́ pour attirer les jeunes générations. Nous sommes dans une époque d’économie de l’attention, et la captiver devient si difficile que certains projets comme des jeux vidéo rémunèrent leurs utilisateurs pour obtenir un peu de leur disponibilité́ cérébrale (le fameux « play to earn »). Cela va organiquement influencer la nature des « guichets » de production et d’expositions artistiques, ce qui est déjà le cas.
Aussi, de plus en plus d’œuvres numériques fleurissent sur les réseaux, ainsi que dans des lieux d’art importants, tels que les biennales. Cela témoigne d’un glissement institutionnel. Si bien qu’il y aura, je pense, au sein des grandes structures culturelles, de plus en plus de propositions dites « immersives », utilisant des gadgets technologiques de manière à stimuler l’attention (VR, AR, Mapping ou que sais-je encore), un peu sur le mode de « l’entertainement ».
Malgré tout, je suis persuadé que l’art doit rester un geste disruptif. Le rôle des artistes est donc primordial afin de faire des propositions qui transcendent ces nouveaux outils et viennent interpeller. Personnellement, c’est ce que j’essaye de proposer à travers différents projets.
Justement, as-tu l’impression, à titre personnel, que les arts numériques/immersifs te permettent de délivrer plus concrètement un message impossible à défendre sous une autre forme ?
Pierre Pauze : À l’origine, j’ai commencé par la peinture. Très rapidement, j’ai compris que réaliser des films me permettrait de raconter des histoires avec une dimension temporelle qu’une seule une image ne pouvait contenir. Depuis, ce processus est le même avec n’importe quel autre médium ou technologie que j’utilise.
Lorsque je travaille avec des scientifiques, par exemple, j’aime utiliser leurs outils de laboratoire afin de générer autre chose que des données scientifiques. C’est ce que j’ai fait avec la chimie et la biologie dans mon projet Please Love Party, où j’ai créé en laboratoire une drogue de l’amour et en ai donné des versions homéopathiques à des cobayes lors d’une soirée filmée par mes soins. De même, lorsque je collabore avec des développeurs informatiques, le code devient une toile avec plusieurs niveaux de lecture, permettant d’introduire une dimension temporelle, interactive et organique au sein d’écosystèmes numériques, comme c’est le cas avec mon projet xSublimatio qui utilise la blockchain comme médium artistique.
Tu évoques certains de tes projets. Concrètement, comment utilises-tu les outils numériques au sein de ton processus créatif ?
Pierre Pauze : Il y a trois dimensions que j’aimerais aborder afin de répondre à cette question : la dimension du narratif, la dimension esthétique et les dispositifs utilisés. Il faut savoir que si mes projets puisent souvent leur inspiration dans des découvertes technologiques et scientifiques, je n’ai pas de fascination en mode « tech guru » pour ces domaines. J’aime plutôt les détourner, créer de nouveaux récits avec, ou simplement les re-contextualiser. Cela passe souvent par des récits de science-fiction, ne serait-ce que pour déplacer ces technologies dans d’autres espaces-temps afin d’en révéler des dimensions cachées.
« Les symboles attribués à des sous-cultures issues de la culture internet évoluent trop vite pour être récupérées par la culture dominante, contrairement à ce qui a pu être le cas dans beaucoup d’autres mouvements dits « undergrounds ». »
Par exemple, dans mon projet intitulé Mass, June Balthazard et moi avons tourné un film de science-fiction avec de véritables physiciens du CERN et des astrophysiciens jouant leur propre rôle. Quant au scénario, il dévoile un univers où, après une catastrophe écologique, le jour ne se lève plus… Ce déplacement du réel permet de montrer comment leurs découvertes (en l’occurrence, le boson de Higgs et les exoplanètes) révèlent des questions métaphysiques qui ont déjà été soulevées il y a plusieurs siècles par la philosophie et les traditions.
D’un point de vue esthétique, étant donné que nombre de mes projets trouvent leur origine dans des recherches sur le web, il me semble logique d’utiliser Internet à la fois comme source d’inspiration et médium d’expression. C’est pourquoi j’aime utiliser les codes et les modes de communication qui lui sont propres, comme l’utilisation récurrente des mèmes, qui est probablement le langage privilégié d’Internet.
Quant aux dispositifs de présentation, ils interviennent en second lieu et sont souvent assez « immersifs », dans le sens où le spectateur qui regarde mes films est plongé dans un environnement composé d’objets scénographiques, de sculptures, de lumières et de sons. Toutefois, je cherche aussi à capter l’attention là où elle se trouve. Mon dernier projet en cours consiste ainsi en la création d’un réseau social – le lieu d’exposition du projet sera un téléphone portable. Après tout, rien n’est plus immersif que l’endorphine libérée par le flux d’images d’un scroll infini sur un téléphone.
À l’heure du numérique, on dit que n’importe qui peut se revendiquer artiste, que « pousser quelques boutons » (pour reprendre une phrase lue dans certains articles) ne fait pas de nous des artistes. Quel est ton point de vue là-dessus ?
Pierre Pauze : Ce qui se passe actuellement avec la combinaison des mouvements NFT, la démocratisation des outils d’intelligence artificielle et leur exposition sur les réseaux est très intéressant. Ne serait-ce que parce que ça donne une voix significative à des formes et des symboles attribués à des sous-cultures issues de la culture internet, lesquelles évoluent trop vite pour être récupérées par la culture dominante, contrairement à ce qui a pu être le cas dans beaucoup d’autres mouvements dits « undergrounds ».
Ce phénomène met en relation autour de mêmes questions esthétiques, sans hiérarchie, des personnes qui n’étaient pas amenées à se retrouver dans l’agora. Cela suscite également beaucoup de passion, car personne ne veut perdre ses privilèges. Par exemple, des artistes qui ont développé des pratiques avec une dimension « artisanales » craignent que leur « savoir-faire » devienne obsolète, tandis que des graphistes ou des « créatifs de loisir » y trouvent parfois de nouvelles opportunités pour montrer et vendre leur travail.
« Les questions abordées dans l’art sont souvent des préfigurations du futur dans d’autres domaines de la société. »
C’est ce qui se produit avec les NFT. D’un côté, le monde de l’art contemporain a un peu peur de voir l’intrusion d’esthétiques provenant de cultures utilisant des codes qui ne lui sont pas propres. Cette esthétique internet, graphic « Tumblr » existe depuis longtemps, mais sa mise sur le marché a créé une économie parallèle, notamment grâce à l’arrivée de nouveaux collectionneurs issus du domaine de la tech, qui n’ont pas les mêmes critères d’appréciation de ce qu’est l’art. D’un autre côté, je remarque que ces nouveaux acteurs (artistes émergents, nouveaux collectionneurs riches en crypto) cherchent paradoxalement presque tous la validation institutionnelle du monde de l’art, souvent sans vraiment en connaitre son histoire, ni ses enjeux, et tout en critiquant sa légitimité.
Ce qui se joue actuellement, c’est un jeu d’aller-retour entre l’affirmation d’une rupture esthétique et la volonté de filiation avec la tradition de l’histoire de l’art. De plus, l’émergence des outils de génération d’images ou de textes par intelligence artificielle nous pousse à considérer l’art davantage comme un processus créatif que comme un objet fini. Cela remet sur le devant de la scène les sempiternelles questions autour de l’art conceptuel, souvent occultées par les préoccupations du marché ou de la culture pop.
Tout cela pour dire que la culture entourant les NFT a replacé la notion de communauté au cœur du processus de validation artistique. Sur le plan conceptuel, et dans le contexte politique actuel (dysfonctionnements de nos démocraties à l’ère d’internet et de la désinformation), je trouve très intéressant que ces questions esthétiques et philosophiques soient soumises au consensus. Les questions abordées dans l’art sont souvent des préfigurations du futur dans d’autres domaines de la société.
Selon toi, la France est-elle en retard au sujet des arts numériques/immersifs ? Qu’est-ce qui manque pour faire de Paris l’équivalent de Montréal, de Bruxelles, de Londres ou même de Taïwan ?
Pierre Pauze : En France, il y a souvent une tendance à segmenter les domaines tels que l’art contemporain, les arts numériques, le cinéma, la production de contenu sur les réseaux, etc. J’ai l’intuition qu’il est nécessaire de favoriser une plus grande porosité entre ces domaines, et de rapprocher l’art et la culture internet. J’entends par là une collaboration effective et plus inclusive pour le grand public, mais aussi davantage de curiosité du côté des décideurs. Cependant, ce discours est souvent mal perçu dans le milieu de l’art, traité de manière purement conceptuelle ou « exotique ».
Malgré tout, je ne dirais pas que la France est en retard, car nous avons une tradition de révolutions, de contestations et de débats qui pourrait au contraire nous placer en avant-garde dans les tentatives de décentralisation et d’énergies collective, de même que dans des perspectives d’applications futures dans le domaine politique. Je pense que les artistes ont un rôle à jouer dans ce type d’expérimentations. D’ailleurs, les initiatives de production, de curation et de présentation décentralisées m’intéressent énormément, même si pour des raisons technologiques et pédagogiques leur mise en œuvre concrète reste encore très complexe.