Dans le cadre du Festival Normandie Impressionniste, Laurent Grasso fait le lien entre les artistes révolutionnaires de la fin du XIXe siècle et l’art contemporain. Choisi par le département de la Seine-Maritime, le plasticien, grand nom de l’art vidéo actuel, jouit d’une carte blanche à son image : protéiforme.
Au cœur de l’ancienne abbaye de Jumièges, l’insaisissable Laurent Grasso fait la pluie et le beau temps. Surtout la pluie, encouragée par un ensemble de nuages disséminés sur l’ensemble du site par l’artiste. Faits de lumière, de pierre ou de métal, les éléments de son exposition Clouds Theory distillent le mystère et jouent avec les impressions… À l’instar d’un certain Claude Monet ?
Invité à incarner l’héritage du mouvement impressionniste au sein de la création contemporaine, le Mulhousien agrémente cette volonté de rendre visible l’invisible d’un soupçon de théories scientifiques, de quelques histoires fascinantes et d’une bonne dose d’ésotérisme. « Comme je le fais toujours, j’ai cherché à capter l’énergie du lieu, à savoir par quels flux il est traversé, explique l’artiste aux Inrocks. Jumièges a été traversé par de nombreux désastres, des invasions, tremblements de terre, incendies, inondations. J’ai travaillé sur cette histoire, considérant le lieu comme une porte magnétique entre le passé et le futur, une sorte de Stonehenge SF, plutôt que comme un lieu patrimonial. »
Désacraliser la nature
À l’aide de néons, la figure du nuage s’enflamme, renvoyant directement aux dégâts successifs subis par l’édifice, mais également aux champs de flammes mystérieux formés par les échappés de gaz naturel. Tout au long du parcours, ces nuages lumineux deviennent des dates importantes pour l’abbaye, puis se meuvent en des yeux inquisiteurs, dont l’interprétation est plurielle : est-ce là des références au mauvais œil ? Une critique des systèmes de surveillance ? Une invitation à l’introspection ? Seule certitude : Laurent Grasso pose des questions, sans jamais donner les réponses, comme pour entretenir le mystère propre à Jumièges, souvent qualifié de « plus belle ruine de France »…
Filmer l’invisible
La vérité se cache peut-être à l’intérieur du bâtiment, devant une petite télévision cathodique. Ce que l’on y voit ? Un nuage de fumée menaçant la ville de Paris. Est-ce le nuage d’origine ? Celui qui contaminera toute l’abbaye ? Élément central de l’exposition, cet écran est entouré d’autres projections : OttO, mettant en scène des sites sacrés aborigènes filmés à l’aide de caméras thermiques et hyperspectrales placées sur des drones ; ARTIFICIALIS, un tour du monde spectral et troublant ; ou encore Orchid Island, une œuvre plus récente faisant léviter un rectangle noir au-dessus de l’île des Orchidées, où la construction d’une gigantesque décharge nucléaire a provoqué un conflit avec la population autochtone Tao, ainsi que sur le lac aux Mille Îles, le réservoir artificiel rattaché au grand barrage de Taïwan.
À chaque fois, l’homme est absent de ces prises de vue. Ce qui ne l’empêche pas d’en être paradoxalement le personnage principal, tant son impact, ses décisions et ses constructions conditionnent l’évolution des tournages de Laurent Grasso et, plus largement, l’évolution du monde tout entier. Tout l’enjeu de l’exposition Clouds Theory, pensée dans le cadre du Festival Normandie Impressionniste, est donc de rendre visible l’invisible, tout en offrant une nouvelle vision du paysage. Car là où les Impressionnistes ne tiraient que du beau des nouvelles constructions humaines, Laurent Grasso invite à prendre de la distance et à adopter une position plus humble, plus critique, face à notre désir absolu de contrôler sur la nature.