Depuis ce printemps, le Centre Pompidou accueille des NFT au sein de sa collection permanente. Soit 18 œuvres, dont 16 NFT, faisant l’objet d’une exposition présentée jusqu’au 22 janvier 2024 : NFT. Poétiques de l’immatériel, du certificat à la blockchain. Pour quelles raisons ? C’est ce que nous explique Marcella Lista, conservatrice en chef des collections nouveaux médias et Philippe Bettinelli, conservateur au Centre Pompidou.
Qu’est-ce qui a vous poussé en tant qu’institution publique à acquérir des NFT alors que le secteur crypto traverse une sorte de crise ?
Marcella Lista : La collection « Nouveaux médias » du Centre Pompidou est dédiée à l’acquisition de médias émergents qui témoignent de pratiques parfois marginales, ou qui sont le fait de nouveaux arrivants – ceux qui n’ont pas forcément de formation artistique, comme ça pu être le cas de la vidéo à ses débuts. Nous cultivons la tradition de cette collection : à savoir s’intéresser à ces marges et à ce qui relève de l’expérimentation avec les nouvelles technologies.
Philippe Bettinelli : Par ailleurs, nous souhaitions nous laisser le temps de la recherche. Les acquisitions sont inaliénables. Quand une œuvre rentre dans la collection, c’est pour toujours. Il était important pour nous d’avoir un temps de recul par rapport à l’emballement spéculatif des années 2020-2021.
NFT. Poétiques de l’immatériel, du certificat à la blockchain abrite les œuvres d’artistes très différents. Quels ont été vos critères de sélection ?
Marcella Lista : Ce qui nous est apparu au cours de nos recherches menées pendant un an avant de commencer vraiment à affiner la sélection, c’était l’écho de certaines questions de l’histoire de l’art qui précèdent en fait le XXIᵉ siècle, et qui ont trait à la genèse et au développement de l’art conceptuel, voire post-conceptuel. Les artistes se sont posé très tôt la question d’opérer des transactions pour des œuvres sans matérialité fixe. À savoir, des « œuvres à protocole », où il s’agit d’exécuter des instructions écrites. Le Wall Drawing de Sol LeWitt en est un bon exemple, de même que l’intérêt d’Yves Klein à la fin des années 1950 pour l’idée de vendre une zone de sensibilité picturale immatérielle. D’un point de vue muséographique et patrimonial, il nous importait de donner à voir les questions que se posent les artistes face aux NFT. Elles appartiennent à toute une tradition d’interrogation des frottements entre art et économie qui ne sont pas bien nouveaux.
Philippe Bettinelli : C’est la raison pour laquelle nous avons sélectionné quelques documents qui préexistent à l’apparition de cette technologie. C’était aussi une réponse au traitement médiatique de l’apparition des NFT. Rien n’est absolument immatériel, ni absolument neuf dans les NFT. Certes, ils présentent des nouveautés techniques, notamment dans les dispositifs, mais il existe bien toute une tradition, comme l’évoquait Marcella Lista.
Pour mener cette sélection, nous avons donc identifié trois types de profils. Nous présentons aussi bien des artistes dont le travail s’est d’abord développé par le biais des NFT, comme c’est le cas de l’artiste Robness. Nous avons également sélectionné des artistes issus du net-art qui ont cherché à explorer ces questions dès le milieu des années 1990 : Fred Forrest, John F. Simon, mais également Claude Closky. Enfin, l’accrochage accueille des artistes issus du domaine des nouveaux médias dans son acception contemporaine la plus large : on y retrouve des profils aussi variés que Rafael Rozendaal, Agnieszka Kurant ou Jill Magid.
Marcella Lista : J’aimerais ajouter que nous avons aussi sélectionné deux œuvres qui commentent la culture des NFT sans être des NFT. Une œuvre d’un artiste très établi comme Claude Closky et celle d’un couple de jeunes artistes, Émilie Brault et Maxime Marion.
Philippe Bettinelli : Oui, ils ont présenté une pièce qui, certes, utilise le bitcoin pour parler de la figure quasi mythique et très mystérieuse de son inventeur, Satoshi Nakamoto. Le rendu n’est en revanche pas lié à la technologie. Ces deux pièces sont importantes pour ouvrir la compréhension de la manière dont les artistes ont pu recevoir cette technologie, parfois de manière particulièrement sceptique. C’est le cas pour Claude Closky qui, lui, est loin d’être enthousiaste face à cette technologie.
« Notre objectif est de montrer des œuvres qui, certes, sont présentées comme commerciales et sujettes à la spéculation, mais qui relèvent aussi de démarches artistiques fines, intelligentes, critiques, qui apportent une réflexion sur ce médium. »
Dans un coin de la vitrine est exposé un certificat signé par Yves Klein. Est-ce une manière de nous le présenter comme un précurseur des NFT ?
Philippe Bettinelli : Des NFT, je ne sais pas… Mais il est certain qu’il avait bien une approche immatérielle de l’art. Il s’est saisi de cette question avec beaucoup de poésie. Surtout, il avait un rapport assez mordant au marché.
Marcella Lista : Le Chéquier d’Yves Klein est un travail autour de la notion de cessions de zones de sensibilité picturale immatérielle, qui consiste en une sorte de rituel de transaction. Il vendait un objet complètement invisible et immatériel à un collectionneur en échange de ce chèque qui faisait office de certificat de l’œuvre. L’artiste recevait en contrepartie de l’or – une manière pour l’artiste de revenir sur une notion très archaïque de la valeur monétaire. La moitié de l’or était rendue à la nature, rejetée en l’occurrence dans la Seine. Une fois cette opération réalisée, le collectionneur lui-même était supposé brûler ce chèque de façon à ce qu’il ne reste plus rien. Seuls subsistaient la moitié de la quantité d’or que l’artiste gardait et, bien entendu, le souvenir de cet événement assez exceptionnel.
Vous avez baptisé l’expo NFT : Poétiques de l’immatériel. Comment montre-t-on des œuvres immatérielles ?
Marcella Lista : Nous sommes effectivement dans une phase d’expérimentation des modes de monstration de cette nouvelle typologie d’œuvre, bien que le net-art pré-existe. Ces œuvres se réfèrent à un fichier numérique, une ligne de code, une blockchain qui les contient concrètement. Il n’y a rien d’absolument immatériel. D’autant qu’elles utilisent des ressources externes, que ce soit le dispositif sur lequel on affiche l’œuvre, le courant électrique, les câbles et les métaux. Bref, tout ce qu’il faut pour alimenter en électricité et faire circuler l’information. Elles partagent avec les explorations des années 1990 le fait d’être numériquement natives. C’est -à-dire que leur mode d’émergence d’apparition, c’est Internet.
Philippe Bettinelli : Comme pour tout ce qui concerne le service « Nouveaux médias » au Centre Pompidou, une exposition nécessite toujours un dialogue très fin avec l’artiste pour montrer sa pièce et en choisir le mode de présentation. Nous avons par exemple utilisé une nouveauté, des écrans de format carré – qui reste d’ailleurs encore assez rare sur le marché et que nous utilisions pour la première fois au Centre Pompidou.
J’ai assisté lors de ma visite à un bien étrange rituel : des adolescents entouraient un garçon de leur âge, chargé de leur expliquer en anglais le concept de NFT. Est-ce une envie du Centre Pompidou d’attirer peut-être de nouveaux publics ?
Marcella Lista : Nous n’avons pas exposé ces pièces dans ce but-là, bien évidemment. Nous souhaitions surtout prendre en compte cette nouvelle réalité, y apporter une réponse critique. Les productions du crypto-art sont extrêmement variables et de qualité diverse. Notre objectif est de montrer des œuvres qui, certes, sont présentées comme commerciales et sujettes à la spéculation, mais qui relèvent aussi de démarches artistiques fines, intelligentes, critiques, qui apportent une réflexion sur ce médium. C’est l’axe du choix d’artistes qui, vous l’avez vu, traitent de questions d’appropriation, de copyright, d’économie de l’art, de valeurs et d’écologie. Mais oui, c’était réjouissant de voir apparaître, sur le bâtiment du Centre Pompidou, une petite mosaïque rendant hommage au Cryptopunk de la collection.
Philippe Bettinelli : Le premier jour d’ouverture, dès les premières cinq minutes, on a vu quatre adolescents passer dans le couloir central du musée foncer vers le Cryptopunk de Larva Labs et se prendre en photo devant lui. Ce sont des moments particulièrement agréables dans la vie professionnelle lorsqu’on constate que l’on touche un public réputé particulièrement difficile à toucher.
Marcella Lista : Oui, je suis d’accord. Il est aussi plaisant de voir ce public se sentir en connaissance de quelque chose. Parmi ces adolescents, l’un d’entre eux s’est précipité pour présenter l’œuvre à ses camarades. C’est particulièrement rare dans un musée de voir quelqu’un d’aussi jeune être en position de s’identifier, de reconnaître et de partager son savoir à propos d’une œuvre de musée.
- NFT : Poétiques de l’immatériel, du certificat à la blockchain, jusqu’au 22 janvier 2024, Centre Pompidou, Paris.