Cet été, le Grand Palais Immersif dévoile les travaux de onze artistes coréens de premier plan, dont le pionnier Nam June Paik. S’en dégagent des thématiques et des préoccupations convergentes, imprégnées d’une histoire singulière commune mais qui s’étend bien au-delà des frontières géographiques. Décryptage !
Pour sa nouvelle exposition, le Grand Palais Immersif fait toute la place à la Corée du Sud et l’accueille dans sa configuration habituelle, selon un parcours propice à la découverte d’une scène artistique plus que jamais tournée vers l’art numérique et médiatique. Resserrée autour de dix-neuf œuvres et onze artistes, Decoding Korea entend ainsi traiter de l’identité évolutive de la société coréenne, ainsi que des diverses problématiques qu’elle rencontre.
Il y est question des thèmes centraux qui définissent l’histoire moderne de la Corée : la mémoire, le pouvoir, les frontières ou encore la technologie et l’environnement, ces deux dernières thématiques étant très souvent abordées par les artistes numériques occidentaux ! À travers cette programmation hétérogène sur la forme, mais homogène sur le fond, se dessinent les contextes sociaux, politiques et culturels de la Corée d’aujourd’hui.
Nam June Paik, pionnier de l’art vidéo
Pour montrer qu’en matière d’art numérique, la Corée n’a jamais été à la traîne, l’exposition comprend une section entière dédiée à Nam June Paik, un des pionniers de l’art vidéo. Lauréat du prix de la culture asiatique de Fukuoka en 1995 et du Prix de Kyoto en 1998, l’artiste, né à Séoul en 1932, rejoint le groupe Fluxus fondé par le compositeur John Cage à la fin des années 1950, avant de s’installer à New York en 1964. Un an avant, il donne officiellement naissance à l’art vidéo via son « exposition de musique de télévision », à la galerie Parnass de Wuppertal, en Allemagne. Il y dispose alors treize téléviseurs, droits ou de biais, à même le sol, avant de se saisir d’aimants pour agir sur les images, quitte à les distordre.
Au sein de Decoding Korea, c’est un tout autre corpus d’œuvres qui est mis en avant. Ici, sont présentées Global Groove (1973) et Wrap Around the World (1988), deux œuvres à l’ambition foncièrement différente : quand la première expérimente la convergence culturelle en mélangeant tradition et modernité, Est et Ouest, abstraction et figuration, la seconde se présente comme un projet de diffusion satellitaire mondiale impliquant plus de dix pays. Détail qui n’en est pas un : celle-ci a été créée à l’origine pour les Jeux Olympiques de Séoul en 1988, et fait donc ici écho à un sujet résolument dans l’air du temps. À ce titre, il n’est pas vain de rappeler que cette exposition a été voulue par le Ministère de la Culture, des Sports et du Tourisme de la Corée du Sud.
Une scène en avance sur son temps
Nam June Paik ne fait pas figure d’exception, tant les artistes coréens s’intéressent aux arts vidéo et numériques depuis de longues décennies. Il n’y a ainsi rien d’étonnant à constater que tous les artistes exposés ici ont la trentaine bien tassée, voire, pour certains, la cinquantaine bien entamée. Ce qui n’est en aucun cas un frein à la curiosité dont ils font preuve au sujet des dernières avancées technologiques : à titre d’exemple, le duo Roomtone formé par Dong-wook Kim & Jin-kyung Jeon s’intéresse à l’IA depuis 2018, année où il crée In The Gray. Dans cette expérience VR, le visiteur part à la rencontre d’une intelligence artificielle qui apprend des erreurs de l’humanité à travers le monde des rêves, brouillant ainsi encore davantage les frontières entre réalité et virtualité. Dans la même lignée, Inside Dream (2023) reconstruit numériquement les rêves personnels du duo et les partage avec le public, forcément curieux de comprendre comment ces songes se dédoublent, se multiplient et finissent par former une sorte de mise en abyme vertigineuse !
Dans la grande salle, dite cathédrale, deux œuvres se distinguent par leur esthétisme et leur poésie : Symbioplot: A Plot where We Cohabit (2020) de Yeom Ji Hye et Angel-Soldier (2011) de Lee Yongbaek, qu’il convient d’approcher sans appréhension, sans se soucier de sa date de création, 2011, année où elle fut présentée en avant-première au Pavillon Coréen lors de la Biennale de Venise. De par ses caractéristiques graphiques, faite d’abstraction et de fleurs colorées, voire acides, celle-ci pourrait totalement être contemporaine, bien que les soldats camouflés et armés qui finissent par prendre forme et avancer fassent en partie référence aux manifestations de 1987 durant lesquelles les rues de Séoul ont été enfumées de gaz lacrymogène. À la charge politique, Lee Yongbaek privilégie toutefois la contemplation, l’envoûtement.
Des préoccupations universelles
Plus actuelle et universelle, Symbioplot: A Plot where We Cohabit (2020), explore les récits de la pollution environnementale et des catastrophes induites par le changement climatique. Elle rassemble divers récits, résumés avec maîtrise par le cartel. Soit « l’histoire symbiotique des cellules et des mitochondries, les relations entre les humains, les animaux de compagnie et le bétail, les traces de la vie sur Terre qui s’adapte aux changements environnementaux, ainsi que les dialogues entre les scientifiques et les artistes qui observent les catastrophes environnementales ». L’œuvre de Yeom Ji Hye aborde ainsi l’éco-anxiété, le stress lié aux catastrophes naturelles, et tourne ainsi brillamment le dos aux visions apocalyptiques ou de désespoir qui inondent l’imaginaire commun ces dernières années. Oui, notre planète est sur le déclin, oui, les les problématiques environnementales n’ont pas de frontières géographiques, mais l’art est justement là pour raconter autrement, souvent de façon plus intime, l’angoisse généralisée.
En fin de parcours, l’artiste Ram Han se distingue lui aussi tout particulièrement de la sélection, en présentant deux œuvres fascinantes : Full of Fortune (2023) et Light Panel Series. Mention spéciale à la première, interactive, qui se déroule dans un bar à sushi où le spectateur est invité à déguster des aliments défilant sur un tapis roulant. Ainsi, l’artiste interroge notre rapport au monde virtuel et ses expériences qui, bien de plus en plus enrichies, ne se révèlent pas toujours enrichissantes.
D’hier à aujourd’hui, Decoding Korea réussit donc son pari : brosser le portrait d’une scène coréenne qui figure parmi les plus innovantes au monde : à la fois ancrée dans sa culture singulière, mais aussi ouverte sur le monde et la modernité !
- Decoding Korea, jusqu’au 25.08, Grand Palais Immersif, Paris.