Encore en plein essor, le Web3 semble être l’eldorado pour les artistes femmes et professionnelles du monde de l’art qui n’ont pas réussi à pleinement s’intégrer dans le monde parfois très genré de l’art contemporain. Pourtant, si l’utopie fait rêver, dans les faits, cela s’avère bien plus compliqué. Manque de représentations, stéréotypes ancrés, feminism-washing… Comment exister sur la blockchain en tant que femme ou minorité de genre ?
Qui n’a jamais entendu enfant, « les maths c’est pour les garçons, le français pour les filles » ? Dès notre plus jeune âge, les stéréotypes de genre tendent à conditionner nos orientations futures, encourageant les jeunes garçons à explorer les sciences et la technique, incitant les filles à se tourner vers des pratiques plus lyriques. Pas étonnant, dès lors, d’apprendre que le Web3 n’apparaisse pas illico comme étant l’espace le plus paritaire des plateformes d’expressions artistiques. « Le monde des cryptos suppose de l’informatique, des savoirs mathématiques, de la cryptographie qui sont des domaines peu féminins. De ce point de vue, on est dépendants de la sociologie des professions, analyse Laurence Allard, sociologue des usages numériques, dans un entretien accordé au média 20 Minutes. Ce sont des disciplines connues pour leur déficit de femmes ».
Selon une étude publiée par ArtTactic en novembre 2021, les femmes artistes ne représenteraient que 5 % de toutes les ventes d’art NFT. Plus malheureux encore, d’après Léa Duhem, membre du collectif Gxrls Revolution, « le prix des œuvres des artistes femmes, y compris dans le Web3, reste majoritairement inférieur à celui des hommes. »
Nouvelle économie, mêmes codes archaïques
Si le Web3 apparaît comme plus masculin que d’autres domaines (notamment à travers son affiliation avec la tech), n’est-il pas finalement l’héritier d’une histoire de l’art profondément sexiste ? En effet, d’après une étude mondiale publiée en 2021 dans le Journal of Cultural Economics, moins de 4% des œuvres d’art vendues aux enchères ont été réalisées par des femmes – un triste constat appuyé par le rapport de l’Observatoire 2022 de l’égalité entre femmes et hommes dans la culture et la communication. Lequel l’affirme : « Les œuvres des professionnelles de la culture restent moins programmées que celles des hommes, et elles accèdent moins souvent qu’eux à la consécration artistique. »
Peinture, sculpture, photographie… Toutes ces formes d’expression artistique semblent profondément marquées par le fer de la misogynie institutionnelle. Pourtant, le Web3 étant encore un espace relativement neuf, en cours de construction, ne pourrait-il pas être le premier « safespace » de la création artistique ? Pour Anaëlle Guez, co-fondatrice & VP de Women in Web3, « l’essence du Web3, c’est d’avoir des interactions qui soient plus équitables, plus alignées, décentralisées, plus transparentes… Et donc forcément, l’une des conséquences, c’est d’avoir plus de femmes et plus de parité dans cet écosystème ».
« Dans les relations en co-présences, on ne cesse de répéter : « C’est super il y a des femmes », on a l’impression d’être réduites à notre genre. »
Malgré tout, le chemin paraît encore long pour faire du Web3 un milieu totalement paritaire, même si les domaines du numérique auraient tout à gagner à être plus inclusifs. Au micro de Web3 Café, Anaëlle Guez poursuit : « Avoir plus de femmes dans le Web3 favoriserait une adoption massive – enfin, peut-être pas massive à l’heure actuelle parce que c’est vrai qu’on en est encore aux prémices -, mais une adoption plus grande, avec une communauté qui soit plus diversifiée et avec des utilisateurs différents, qui encouragerait donc le développement. De manière générale, cela permettrait aussi de ne pas aggraver la sous-représentativité. Car le fait que les femmes soient minoritaires, ça favorise moins les femmes à rentrer dedans et donc moins il y en a… moins il y en a. »
Une détermination tempérée par Nastasia Hadjadji qui dénonce dans son ouvrage NO CRYPTO les mécanismes dangereux hérités du capitalisme de cette nouvelle économie. « Je trouve ça bien qu’il y ait des femmes dans le Web3, mais je montre aussi dans mon livre que, dans le cas de la crypto, cet argument de l’émancipation est mobilisé afin d’enrôler plus de gens dans une économie qui a besoin de leur capital frais pour subsister », nous disait-elle en juillet dernier. Ce point de vue est en tout cas partagé par la sociologue Laurence Allard, désabusée : « Dans les relations en co-présences, on ne cesse de répéter : « C’est super il y a des femmes », on a l’impression d’être réduites à notre genre. »
S’appuyer sur des communautés
Difficile donc d’exister sans être manipulée par une économie cherchant à agrandir son essor. Car, même en comprenant ces données, le parcours n’est pas plus simple une fois que l’on intègre le Web3, truffé de boys’ clubs peu inclusifs. « Quand j’ai commencé à faire de l’art numérique, beaucoup pensaient que j’étais un homme – je ne publie pas souvent mes photos sur les réseaux sociaux. Je pense que l’intellect ou le talent sont souvent associés au masculin », se désole ainsi Hef Prentice, artiste numérique originaire de Buenos-Aires.
« Il y a un défaut de projections actuellement dans l’écosystème Web3, et c’est pour cela que les femmes, de manière générale, n’y rentrent pas ou ne s’y intéressent pas. »
Cette absence d’identification nette de l’artiste est d’ailleurs particulièrement caractéristique du Web3. Parce que les plateformes crypto se moquent du genre, et parce que cela rend les dynamiques réelles d’autant plus complexes à intégrer. « C’est un monde cypherpunk, explique Laurence Allard. En gros, ce sont des cyborgs, ils militent pour le pseudonymat au sein de la communauté crypto, le chiffrement des transactions, mais cette utopie technopolitique est sociologiquement incarnée par des hommes. Elle se conjugue au masculin. »
Rendre la blockchain accessible aux femmes
Manque de « role models », de moyens d’insertion honnêtes ou encore de visibilité pour les artistes… Dès lors, comment exister en tant que femme ou personne issue des minorités de genre dans le Web3 ? Dans un premier temps, il est fortement conseillé de s’appuyer sur des communautés très fortes. Pour pallier ce manque de visibilité et de représentation, les artistes femmes peuvent en effet compter sur les entrepreneures, déterminées à créer des espaces où les minorités sont plus que bienvenues afin de mettre en lumière leurs travaux. C’est notamment le cas de Gxrls Revolution qui milite pour offrir une tribune de qualité aux femmes artistes et aux minorités de genre, d’Amandine Claude dont le projet La Mineuse souhaite rendre les cryptomonnaies et les NFT accessibles aux femmes, ou encore d’Inna Modja, artiste et responsable de la philanthropie chez World of Women, une très célèbre collections NFT.
C’est dire si, loin d’être passives et d’attendre sagement qu’on leur laisse la place, les femmes se créent la leur pour permettre à leurs consoeurs de se lancer, à leur tour, dans le Web3. Anaëlle Guez développe. « Avec Women in Web3, on s’est donné trois missions : empower, éduquer et connecter les femmes dans le Web3. On a à cœur de mettre en avant des role models car nous considérons qu’il y a un défaut de projections actuellement dans l’écosystème Web3, et c’est pour cela que les femmes, de manière générale, n’y rentrent pas ou ne s’y intéressent pas. » À en croire le succès des expositions 100% féminines du collectif Gxrls Revolution, pas de doute : qu’on veuille d’elles ou non, les femmes feront bien partie de l’avenir du Web3.