Alors que dans Retour vers le Futur, le réalisateur Robert Zemeckis imaginait l’espace urbain de 2015 peuplé de voitures volantes, près de dix ans plus tard, les enjeux semblent tout à fait différents. Largement questionnée par les artistes et les architectes, la « ville du futur » n’est visiblement pas uniquement synonyme de technologie. Retour sur un sujet qui en inspire plus d’un.
À mesure que la mégapole Neom sort de Terre en Arabie-Saoudite, la naissance de cette « ville du futur » soulève avec elle tout un tas de questions. La cité de demain sera-t-elle celle fantasmée dans toutes les utopies du 7ème art, aussi impressionnante que connectée ? Ou sera-t-elle plus sobre, encourageant la nature à reprendre ses droits ? Pour les artistes Maya Mouawad et Cyril Laurier, la deuxième option semble l’emporter. « Il y a quelque chose autour des inventions humaines, qui fascine l’homme de façon complètement exagérée à nos yeux ». Le duo poursuit : « Cela fait des années que nous nous regardons nous-mêmes, ou plutôt des années que nous regardons les autres inventer des choses que nous considérons comme fascinantes et extraordinaires, ce qui a tendance à flatter notre ego d’humain. Par contre, nous sommes loin de comprendre des tas de choses sur la nature elle-même sans réussir à la préserver, ou à simplement la laisser vivre. »
Qui de mieux, dès lors, que l’artiste pour interroger ce rapport à l’environnement, l’anticiper, le disséquer, et ainsi inspirer les générations à venir ? Comme le souligne le binôme, penser l’urbanisme de demain demande d’englober de nombreux paramètres, en se laissant la liberté d’y introduire une subjectivité et un discours, parfois engagé, qui impactera nécessairement le spectateur : « Nos créations artistiques sont une combinaison entre nos réflexions sur la société, son rapport à la technologie, le lieu où l’œuvre va être présentée et la disponibilité émotionnelle des visiteurs dans le contexte où elle sera diffusée. »
Faire cohabiter nature et culture
Car loin d’être un sujet plastique comme un autre, envisager la ville du futur est surtout le moyen de prendre de la distance face à un monde qui avance parfois si vite qu’il devient difficile de prendre du recul. L’artiste se fait ainsi le médiateur idéal entre des prises de décisions politiques incompréhensibles et l’habitant de demain. Pour l’artiste François Roche, « faire la ville, c’est penser le risque d’être un humain au creux des contradictions et absurdités contemporaines, au creux de sa violence d’état ».
Une déclaration à la résonance toute particulière lorsque l’on se penche un peu plus sur le cas Neom, aussi appelée « The Line ». « Lors de l’annonce du lancement de “The Line” l’année dernière, nous nous sommes engagés à une révolution de civilisation qui placera l’humain au centre, sur la base d’un changement radical de l’urbanisme », a déclaré SAR Mohammed ben Salmane dans un communiqué. Pourtant, cette folle dystopie (nous parlons ici d’un e-gouvernement, de systèmes de reconnaissance faciale recouvrant tout le territoire, de valets robotisés, de taxis-drones volants ou encore d’une lune artificielle) ne met visiblement pas tous les « humains » au centre, « The Line » étant régulièrement accusé de violer des droits de l’homme dans le cadre de son élaboration. En effet, le projet empiète notamment sur l’ancien royaume du Hedjaz, et forcera ainsi des milliers de membres de la tribu des Howeitat à quitter leur territoire, occupé depuis des siècles.
« Nous avons besoin de trouver le point d’équilibre entre ce que la technologie nous apporte et ce qu’elle détruit. »
L’enjeu, pour les artistes, est donc de sensibiliser aux questions de demain – qui débutent aujourd’hui – en proposant des solutions alternatives ou des utopies. C’est notamment le cas du duo Mouawad + Laurier, qui offre un aperçu de la ville de demain à travers la vision d’un arbre dans son œuvre Peupler. « On rêve d’un paysage urbain qui se recentre sur l’échelle humaine plutôt que sur celle de la voiture, très végétalisé et avec un maximum de mise en collectivité pour de meilleures relations sociales, moins d’individualisme (…) Cependant, nous espérons que la nature ne sera pas qu’une donnée fonctionnelle mais que la ville du futur sera en symbiose avec le vivant. C’est une utopie que nous symbolisons dans “Peupler”, présentée à la section immersive de la Biennale de Venise en 2023. » De quoi attirer l’attention de façon poétique sur une nécessité : celle d’intégrer la nature dans les décisions urbanistes futures.
Autre moyen, plus concret : la projection. « Dans l’installation Rising, qui parle de la montée des eaux, on utilise les mesures et projections faites par les scientifiques sur ce sujet », explique Mouawad + Laurier. Un point de départ partagé par les architectes eux-mêmes. Ainsi de 1024 Architecture, qui conçoit des œuvres architecturals et numériques au sein desquelles les éléments sonores et lumineux font corps avec l’espace environnant. Ainsi, également, d’un cabinet d’architectes américain qui, invité à participer à la eVolo 2020 Skyscraper Competition (un concours organisé par la revue d’architecture eVolo récompensant chaque année les meilleures idées de gratte-ciel), s’est penché sur le cas des Kiribati, un archipel du Pacifique destiné à disparaître d’ici soixante ans.
Dans leur projet de ville futuriste, ces derniers conçoivent une ville capable de résister à la hausse du niveau de la mer, qui pourrait ainsi offrir des solutions aux populations menacées par le réchauffement climatique et l’érosion des sols. Leur solution consiste à construire des bâtiments dont les fondations seraient sous l’eau et qui formeraient de larges murs capables de ralentir les courants marins et de permettre une rapide sédimentation, inversant la tendance à l’érosion des sols. Pas question donc d’investir la Lune ou le désert pour créer des utopies, mais plutôt de mettre l’architecture au service d’environnement déjà existants, aussi menacés soient-ils.
« La ville du futur est à l’aise dans différents médias, elle n’est pas proprement localisée en un seul endroit, mais elle est hétérogène dans ses pensées et ses pratiques, navigant dans la vie avec d’autres humains et êtres dans des métavers ou des villages physiques. »
Un acte collectif
De la projection à la mise en place, il n’y a parfois qu’un pas. Exemple avec la coopérative Bellastock, engagée depuis plus de dix ans dans la transition écologique et sociale appliquée au secteur de l’architecture, de la construction et de l’aménagement, à la tête d’un festival annuel invitant des étudiants, des professionnels et le grand public à construire collectivement une ville éphémère qu’ils habitent ensuite tout au long du festival. Zoé Bourret, coordinatrice du festival, raconte : « Le festival Bellastock est né d’un groupe d’étudiants désireux de manipuler la matière et de construire à échelle : 1, tout en vivant une aventure joyeuse et festive. La force de l’événement réside dans le fait de proposer aux étudiants de se rassembler, d’imaginer collectivement et de construire ensemble une ville qui leur est destinée. »
Sur sa lancée, elle développe : « Bellastock démontre la possibilité de vivre mieux avec moins, et de considérer ce que nous avons dans les mains comme mine d’or, à commencer par les matériaux de la ville éphémère, toujours issus du réemploi, avec une vie future anticipée dès que possible. (…) Dans la ville du futur, l’équilibre reste à trouver pour que les nouvelles technologies puissent favoriser le développement d’une architecture plus frugale et non intensifier la production de déchets dans un secteur déjà très énergivore. » Un point de vue partagé par les artistes numériques. Le duo Mouawad + Laurier en tête de file : « Nous avons besoin de trouver le point d’équilibre entre ce que la technologie nous apporte et ce qu’elle détruit », précisent les deux artistes, avant de citer Aurélien Barrau : « Ce n’est pas parce que nous pouvons le faire que nous devons le faire. On se pose la question sur les sujets d’éthique mais pas sur les inventions technologiques ».
De l’atelier au métavers
Et si la solution pour trouver ce juste équilibre était finalement de laisser le monde physique reprendre ses droits en habitant, nous, dans un nouvel univers virtuel ? Et si la ville du futur n’était finalement pas matériel, mais bien située ailleurs, dans le métavers ? C’est en tout cas ce que semblent penser certains architectes, à l’image du cabinet Zaha Hadid Architects qui transpose la République libre du Liberland dans le cybermonde. Petit îlot de 7 kilomètres carrés situé dans les Balkans, entre la Serbie et la Croatie, cette république non reconnue a été proclamée par le politicien tchèque Vít Jedlička en 2015, et se fonde sur un certain nombre de valeurs prônant la liberté. Cependant, en raison de l’absence de réelles infrastructures, l’île reste déserte (même son fondateur n’y vit pas).
Faute de pouvoir se développer dans le monde physique, la micronation revendique sa place dans le monde virtuel. Mené par l’architecte Patrick Schumacher (en collaboration avec Micah Bond et Nick Lacroix de la plateforme Mytaverse) ce projet de ville virtuel comprend un hôtel de ville, des espaces de travail ou encore une galerie d’art dédiée aux NFTs. Pour le concepteur, « le moment est venu, d’un point de vue technologique, économique et social, de transférer une part croissante de notre vie productive dans le métavers ». Et de se créer un nouveau monde idéal ?
L’artiste Jennifer Merlyn Scherler en est également persuadé.e : la ville du futur prend racine ailleurs. « Je pense que la ville du futur est dispersée sur différents médias, souligne-t-iel. Je crois que les frontières hors ligne/en ligne et ville/campagne ne cessent de s’estomper. Pour moi, cette ville du futur est à l’aise dans différents médias, elle n’est pas proprement localisée en un seul endroit, mais elle est hétérogène dans ses pensées et ses pratiques, navigant dans la vie avec d’autres humains et êtres dans des métavers ou des villages physiques, et crée ainsi différentes stratégies qui, je crois, s’influencent mutuellement. »
Créant des environnements mixtes à grand coups de collages numériques, Jennifer Merlyn Scherler fait évoluer des personnages dans des mondes utopiques, bien plus politiques qu’il n’y paraît. « J’espère voir les gens explorer les métavers d’une manière qui ne soit pas entièrement inscrite dans une logique capitaliste ! », précise-t-iel, avant d’insister sur la bienveillance dont est capable Internet. « Je pense que l’exploration des désirs humains est intrinsèquement politique. Même s’il existe des discours de haine en ligne, je m’inspire plutôt dans mon travail des internautes qui expriment de la solidarité, de la confiance et de l’empathie. Bien que je souhaite un partage plus passionné des connaissances et des sentiments dans le monde physique, les mondes virtuels peuvent aussi nous permettre de créer de nouveaux rituels et un nouveau vocabulaire. » Une ville du futur humaniste ? Tous les rêves sont permis.