Après plusieurs mois de résidence au sein de l’Observatoire de l’Espace du Cnes, Rob Miles a récemment dévoilé sa dernière création, réalisée à partir d’images et de vidéos de l’intérieur de l’ISS : un dispositif de projection picturale représentant la vie en impesanteur et hautement redevable à l’utilisation de la VR. Explications.
L’ensemble de ton œuvre est centré autour de la déconstruction et du jeu sur la perception de l’espace pictural. Qu’apporte la VR à cette idée ?
Rob Miles : J’essaie de porter un regard à la fois sur la grande histoire du langage de la représentation graphique, dans différentes cultures et époques, sur leurs contextes culturels et leurs solutions picturales (l’aspective dans l’Égypte et la Grèce antiques, l’axonométrie orientale ou l’évitement de l’ombre dans l’art médiéval). L’idée étant de prendre en compte les contextes et les technologies qui impactent notre lecture visuelle et notre traduction du monde – en particulier l’interface numérique, qui repose sur une lecture d’espace à la fois illusoire et métaphorique (le bureau et les fenêtres de nos ordinateurs, l’idée du « scroll », etc.).
Une période décisive dans mes recherches a été l’exploration de logiciels de modélisation 3D, en particulier des programmes d’architecture comme SketchUp, afin de créer des lieux impossibles et chercher les spécificités de ce langage d’espace virtuel. Pouvoir simplement faire tourner un modèle dans tous les sens, sans les limitations physiques du monde réel, m’a permis de regarder notre réalité avec un œil capable de tourner, déplier, et jouer avec l’espace représenté, en mêlant observation et imagination.
La réalité virtuelle me semble propice à ce type d’interrogation picturale, dans le sens où elle permet une véritable immersion dans cette non-dimensionalité, un point de vue dématérialisé qui peut nourrir de nouvelles possibilités de dessin. Cela dit, pour moi, il reste essentiel de ne pas se laisser aveugler par l’émerveillement du virtuel jusqu’à en oublier ce qui nous lie humainement et nous ancre à la terre, à la nature.
Tu sors actuellement de plusieurs mois de résidence au sein de l’Observatoire de l’Espace du CNES. Peux-tu revenir sur cette expérience ? Comment as-tu travaillé avec les scientifiques et spécialistes présents sur place ?
Robert Miles : Dès que j’ai su que j’étais invité à porter mon regard sur la vie en impesanteur, à bord de la station spatiale, j’ai ressenti le besoin de ne pas produire une image « dépliée » comme mes intérieurs habituels, qui n’ont pas de sens de lecture fixe. Je ne voulais pas simplement utiliser cette approche pour représenter un lieu réel où les objets et les personnes flottent dans tous les sens, car cela relèverait davantage de l’illustration – ce qui annule d’office le jeu pictural !
Ces derniers temps, je réfléchis beaucoup à la notion de « folding screen » (écran plié, en VF) – cette surface architecturale qui à la fois cache et révèle. Alors, j’ai décidé de traiter le sujet sous la forme d’un paravent en trompe-l’œil : plier la surface de l’image et jouer avec cette illusion. Je me suis inspiré des compositions des Laques Coromandels, ces paravents importés de Chine en Europe au XVIIe siècle. Ce choix était à la fois conceptuel – l’idée d’un écran servant d’interface visuelle pour représenter des royaumes et coutumes lointains – et formel, dans le sens où ces paravents présentent une image centrale montrant un paysage ou une scène de vie, entourée d’un cadre illustré d’objets sacrés, de plantes, d’animaux, et de paysages en vignettes.
« Je ne voulais pas simplement représenter un lieu réel où les objets et les personnes flottent dans tous les sens, car cela relèverait davantage de l’illustration. »
Pour cela, l’équipe du CNES, m’a fourni des images d’archives – notamment des animaux et plantes envoyés ou élevés dans l’espace – et m’a offert la possibilité de visiter virtuellement la station spatiale grâce à ISS360, avec les commentaires de Thomas Pesquet. J’ai donc commencé mes dessins à partir de cette source, ainsi que de photos et vidéos d’astronautes, pour construire ma scène centrale. Mais, en tant que dessinateur d’observation, j’étais assez frustré de rester limité à l’écran de mon ordinateur : cela ne me donnait ni la sensation d’espace, ni l’énergie nécessaire pour dessiner comme j’en ai l’habitude. Raison pour laquelle j’ai décidé d’utiliser un casque VR pour essayer de dessiner dans le jeu Mission: ISS – une version simplifiée mais fidèle de l’intérieur de la station.
Concrètement, comment cela se passe à ce moment-là ?
Robert Miles : Après un peu d’orientation, je me suis placé en périphérie : en tournant la tête à gauche, j’étais dans le monde virtuel, et en tournant à droite, je pouvais voir la pièce réelle où je me trouvais, ainsi que la page de mon carnet, à travers les lentilles du casque. Il y avait donc un enchevêtrement étrange entre réel et virtuel, assez déroutant pour le cerveau, mais en même temps fascinant – être entre les couches de réalité et de virtualité, et jouer dans cette zone floue. Par hasard, dans le jeu, une bouteille de ketchup flottait, tandis que, devant moi, une vraie bouteille de ketchup était posée sur la table de la cuisine. Ça m’a amusé de comparer les interactions physiques entre ces deux mondes parallèles.
Pour dessiner, cet enchevêtrement m’a permis de tracer ce que je voyais en plaçant ma page devant moi. Au début, les dessins ressemblaient à des gribouillis d’enfant – mais justement, j’étais un enfant découvrant ce monde, donc ça avait du sens ! Finalement, j’ai choisi une position fixe et réalisé plusieurs dessins comme si j’étais à l’intérieur, en tournant la tête dans tous les sens, et j’ai trouvé une composition satisfaisante. Suffisamment pour me servir de base, avant de développer et finaliser mon œuvre en peinture, sur des panneaux de bois découpés en forme de paravent plié.
« C’est souvent dans les bugs, les glitchs et les erreurs que l’on trouve la beauté, si ce n’est une réponse qui nous pousse à poser une nouvelle question. »
Ces derniers temps, on voit des artistes peindre dans la VR, y effectuer des recherches ou des captations avant de les matérialiser dans des œuvres physiques. Ce qui est également ton cas. Qu’est-ce qui t’intéresse dans ce procédé ?
Rob Miles : J’ai vite compris qu’il y a un immense potentiel dans le dessin (et la peinture, etc.) à travers un casque VR. À la fois via les captures d’écran qui peuvent servir de points de départ compositionnels, mais aussi en ce qui concerne l’observation sur le vif, et la possibilité de peindre directement d’après la « réalité » de l’espace virtuel. Pour moi, il ne s’agit pas simplement d’illustrer ce que l’on voit, mais plutôt de chercher les anomalies, les possibilités idiosyncrasiques propres à ce médium de perception, et de voir comment cela peut influencer une approche formelle du dessin. C’est souvent dans les bugs, les glitchs et les erreurs que l’on trouve la beauté, si ce n’est une réponse qui nous pousse à poser une nouvelle question. C’est ça, la déconstruction : garder les choses en suspension !
Dans ton travail, la VR est moins prétexte à une interaction qu’à une manière de questionner nos perspectives. Est-ce là un clin d’œil au cubisme, qui s’éloignait ouvertement des perspectives classiques ?
Rob Miles : La cubisme m’intéresse particulièrement pour son questionnement autour de l’espace pictural et des approches techniques, la manière dont ce besoin de casser les codes de la représentation était influencé par les développements technologiques et politiques de l’époque : les débuts du cinéma (qui était le fruit de la photographie), les développements architecturaux en verre qui ouvrent la notion de transparence et de dématérialisation, les premiers vols en avion qui permettaient d’avoir une perspective aérienne sur le monde. Tout ça, on en prend conscience rétrospectivement, on ne peut pas dire que les cubistes en tenaient compte. Ils jouaient avant tout avec ce qui était présent, mais avec un engagement et une urgence artistique qui prolongeaient les questions autour de la représentation picturale du monde.
Aujourd’hui, on est un peu dans le même genre de moment. On ne peut pas décider définitivement du bon emploi de toute cette technologie, son impact social et politique, mais on peut au moins jouer avec, s’engager sur des questions contemporaines et rendre compte des chemins qui nous ont amené ici ! La VR, c’est une matière pleine de potentiel ; on peut y plonger pour explorer ses possibilités et ses limites. C’est aussi un outil pour adopter une autre perspective – une occasion de comparer et réfléchir notre monde réel, et la manière dont on peut s’y engager. Pour finir, le casque que j’ai utilisé était un Meta Quest. Ça m’a amusé de réfléchir à l’image d’un artiste en « meta quest » : quelqu’un en plein questionnement sur lui-même et sa pratique, en quête d’au-delà, de transcendance… ou simplement en quête d’une quête !
- Cette est en partie extraite du 48e numéro de notre newsletter éditoriale.