En marge de l’exposition D’autres mondes sont possibles au Pavillon de Namur, la commissaire Ana Brzezińska réfléchit à la place de l’art immersif dans l’art visuel et l’art cinématographique d’aujourd’hui et de demain.
Est-ce une tendance actuelle de l’art visuel au sens large que d’aller vers toujours plus d’immersion, dans la mise en place de dispositifs audiovisuels spécifiques (films XR, installations en réalité augmentée, etc.) ?
Ana Brzezińska : Oui, je pense que l’on peut voir son énorme popularité parmi les créateurs numériques aujourd’hui, et parmi des créateurs multimédia venant de différentes disciplines. Cette popularité repose sur différents principes : expérimenter avec des dispositifs multiples ; parfois créer son propre dispositif ou son propre logiciel. Ces principes s’accompagnent souvent d’un regard critique sur la technologie, que l’on accepte au quotidien sans vraiment se poser la question de notre indépendance technologique. Car la technologie nous regarde, elle nous surveille, parfois nous aide, mais elle a un énorme impact sur nos décisions et notre réception de la réalité. Les artistes et les penseurs qui s’expriment à travers la création artistique nous aident vraiment à revisiter cette relation avec la technologie.
Il est intéressant de noter qu’il y a aussi une tendance dans les arts immersifs, perceptible au contact de la plus jeune génération, à vouloir travailler sans aucune technologie numérique. On voit aussi des créateurs, des artistes, des réalisateurs qui s’intéressent beaucoup à la façon dont on peut travailler avec des matériaux et des ressources recyclées, locales, des ressources qui de fait ne se limitent pas aux plateformes numériques. Il y a déjà un an ou deux, je me rappelle avoir beaucoup aimé un dossier d’articles que j’ai lue dans une revue couvrant le marché de l’art contemporain et qui évoquait justement la vision du marché de l’art dans quarante ou soixante ans. Tous les articles étaient écrits par des auteurs et des autrices de mon âge, ou un peu plus, des plus de 40 ans donc.
« Identifier les tendances, surtout à venir, n’est pas un exercice si évident. »
De quoi parlaient ces articles ?
Ana Brzezińska : Ils parlaient essentiellement d’intelligence artificielle, d’hologrammes, de techniques de réalité augmentée. Aussi, il y avait toute une section d’interviews avec des jeunes artistes qui ont entre 20 et 25 ans, à peine. Et sur ces quatre interviews, aucune des personnes interrogées ne parlaient des technologies numériques. Elles parlaient plutôt du retour au matériau naturel – ce qu’on appelle the ancestral wisdom -, des méthodologies, des techniques plutôt rituelles, des ressources que l’on peut réutiliser, recycler, du travail au niveau local. C’est pourquoi identifier les tendances, surtout à venir, n’est pas un exercice si évident.
Justement quel est selon vous l’état des lieux de la production actuelle en termes d’art immersif ? On a souvent l’idée d’une création plutôt avant-gardiste, liée aux niches de l’art contemporain ou de l’art numérique, et portée par des créateurs qui guideraient la production de contenus immersifs derrière des projets d’installations artistiques aux consonances éco-futuristes, dystopiques, voire socialement engagées…
Ana Brzezińska : Faire un état des lieux de la production immersive est là encore un vaste sujet. Les choses sont très différentes si on évoque des créateurs et producteurs indépendants, des gros studios ou de grandes plateformes commerciales. On n’est pas du tout sur le même budget, ni la même approche. Je trouve particulièrement intéressant ce qui se passe au sein de la création indépendante, car c’est une création qui se nourrit beaucoup d’idées complexes, dans l’expérimentation des formes visuelles, sonores, narratives et dramaturgiques. Les expériences avec des casques VR ou en réalité mixte correspondent à des œuvres qui sont toujours très difficiles à distribuer puisqu’on ne peut pas vraiment les partager à un large public, surtout si on doit comparer leur distribution à d’autres grandes expériences immersives dans les salles LBE (Location-Based Entertainment), par exemple.
Ces dix dernières années, le marché s’est tout de même bien développé, non ?
Ana Brzezińska : En effet ! En Europe, dans les pays francophones, en France surtout, grâce à un soutien très, très généreux de l’État, des différents agendas, des agences publiques, des fonds du CNC, des fonds régionaux. Plus largement, il y a tout un réseau de pays différents qui se sont lancés dans ces domaines : le Canada, Taïwan, l’Australie, la Corée du Sud. Mais cela reste un marché très vulnérable. Et qui passe derrière tous ces lieux de création et de distribution LBE, comme les Ateliers des Lumières à Paris, des grandes salles qui sont surtout basées sur la vidéoprojection.
« Cela ne fait que dix ou quinze ans que cet univers fonctionne vraiment en tant qu’industrie. Ce n’est pas encore l’âge de la maturité ; je dirais même que l’on reste dans une période d’adolescence. »
Dans ce contexte, il y a bien sûr aussi des histoires à succès, comme TeamLab, ces créateurs japonais qui ont ouvert des lieux un peu partout dans le monde, avec un dispositif vraiment unique Ils se font d’ailleurs déjà copier par d’autres structures fascinées par leur succès. Certaines structures, certains musées ou théâtres, adaptent aussi leurs espaces traditionnels aux méthodologies immersives afin d’introduire à leur tour cette approche dans leur programmation et leurs dispositifs. Il y a aussi toute une section événementielle, avec des festivals du film ou de musique, comme le Sónar à Barcelone. C’est tout un écosystème qui s’est créé, mais c’est un écosystème très fragile. Un écosystème où tout est encore très jeune, que ce soit les acteurs ou la pratique professionnelle. Cela ne fait que dix ou quinze ans que cet univers fonctionne vraiment en tant qu’industrie. Ce n’est pas encore l’âge de la maturité ; je dirais même que l’on reste dans une période d’adolescence.
Dans cette idée de croissance que vous évoquez, à quoi ressemblera selon vous la production de films immersifs VR/XR/réalité augmentée dans dix ans (en termes de parts de marché) ? Peut-on imaginer la création de salles dédiées qui viendraient remplacer/compléter les salles de cinéma et l’accès privatif depuis son salon à certains contenus VR ?
Ana Brzezińska : Justement, pour les raisons que j’ai évoquées auparavant, on ne peut pas vraiment dire à quoi ressemblera le marché dans dix ans, même dans cinq ans. La période que l’on vit est tellement dynamique, tellement surprenante, dans les bons et les mauvais côtés, qu’essayer de dire ce qui va se passer dans six mois ou l’année prochaine est quasiment impossible. On peut juste faire des projections. Et là, je pense qu’il y a deux possibilités ou deux manières de regarder le futur de la création immersive.
La première possibilité, ou le premier scénario, c’est de se dire : est-ce que la création immersive va vraiment devenir une discipline ? Une discipline « stand-alone », une discipline en elle-même, avec ses propres principes, avec ses standards, avec ses lieux de distribution, ses lieux de production. C’est une question que l’on se pose tous les jours dans notre communauté. Qu’est-ce que ça veut dire ? Comment envisager justement cette indépendance ? Comment se développer selon ce principe ?
« La période que l’on vit est tellement dynamique, tellement surprenante, dans les bons et les mauvais côtés, qu’essayer de dire ce qui va se passer dans six mois ou l’année prochaine est quasiment impossible. »
La deuxième possibilité revient à se dire que, en fait, la création immersive n’est pas vraiment un médium en soi, contrairement au cinéma ou au théâtre. C’est juste une palette d’outils, de méthodologies de création. La création immersive devient alors une philosophie du design, une approche méthodologique qui sert surtout à mettre en valeur une autre proposition, mettant le public au centre de la vision du créateur ou du programmateur. C’est une manière différente de voir les choses puisque cela revient à dire que c’est une méthodologie qui peut être appliquée à presque chaque discipline existante, qui la transforme, crée une variation, mais sans la remettre fondamentalement en cause. On peut ainsi parler de théâtre immersif, de danse immersive, de films immersifs. Certains principes à la base de l’œuvre, en rapport à la création première d’un spectacle vivant ou d’une production cinématographique, restent les mêmes, mais la proposition au public est faite différemment.
Ces deux visions sont très différentes, et impliquent des approches drastiquement opposées en termes de financement, de communication ou de communication. Dans les deux cas, ne peut-on pas supposer que les investissements privés risquent de jouer un rôle essentiel ?
Ana Brzezińska : Dans le domaine de l’immersif, on voit déjà arriver un grand influx d’investissements privés. Donc forcément, il y aura énormément de lieux ou des expériences commerciales et très populaires qui vont dominer le marché. C’est presque inévitable. Après, il y a une autre question essentielle à se poser : comment on protège, comment on défend les voix des créateurs indépendants ? Comment on essaie de garder cet espace qui est aussi dédié à une écoute ou une conversation critique de nos sociétés ?
Il est toujours difficile pour des artistes qui se battent contre quelque chose, de trouver des opportunités de collaboration, voire plus simplement de pouvoir se retrouver ensemble pour conduire leurs expériences et projets. Or, tout l’intérêt de ce secteur, en tant qu’industrie, réside dans sa capacité à réunir les gens ensemble. C’est ce qui fait qu’une discipline est intéressante. Les artistes, et même le public, qui s’intéressent à cette réflexion critique se sentent souvent très isolés. Ce nouveau domaine de l’art immersif est donc aussi une opportunité de se retrouver ensemble, sans se poser la question de savoir si on a le droit d’être là, sans se sentir jugé. Je pense que le public de l’art immersif se pose souvent cette question face à une certaine culture plus établie. Et je pense que c’est un aspect qu’il faut prendre en compte si on veut créer une culture ouverte, accessible, généreuse et bienveillante.
- D’autres mondes sont possibles, jusqu’au 21.09.25, Le Pavillon, Namur.