Maintes fois récompensé pour son travail (festival d’Annecy, Ars Electronica, Japan Media Arts…), l’artiste français cumule les casquettes : à la fois dessinateur, réalisateur de films d’animation et artiste numérique… Boris Labbé se distingue surtout par ses œuvres où des mondes rhizomatiques naissent puis s’effondrent, dans un continuum captivant. Zoom sur un travail protéiforme où l’artiste s’autorise un pas vers les technologies VR ou l’IA.
« Lors des mes études d’animation (L’EMCA à Angoulême, ndlr), j’étais déjà un peu dans mon monde, rembobine d’emblée Boris Labbé. Mes professeur·es m’encourageaient à y rester et à l’explorer encore plus. J’ai l’impression de n’avoir jamais eu de freins ». Le corpus d’œuvres de l’artiste français, né en 1987, témoigne en effet d’une richesse incroyable : si d’aucuns parleraient de cinéma d’animation expérimental, Boris Labbé fait volontiers usage de mots plus descriptifs. Pour lui, ce sont des « paysages animés composés de textures organiques, végétales ou cristales » dans lequel se déploient des mondes naissants et mourants. « Mon univers est assez naïf et nuancé par des réflexions philosophiques, complète-t-il. Le fait de regarder une fourmilière m’inspire, tout comme le fait de regarder une ville vue de haut. J’essaye de traduire ces observations dans mes œuvres. L’intérêt du numérique est de pouvoir recréer des espaces infinis où les choses apparaissent et disparaissent. À l’époque de la pellicule, c’était impossible à faire. »
Des mondes rhizomatiques
Illustration sans équivoque avec le court métrage d’animation Rhizome (2015) – récompensé d’un Golden Nica et d’un Award au Japan Media Arts Festival –où, pendant quelques minutes, près de 2000 dessins faits main se créent, se succèdent et se déploient dans une animation continue, alternant infiniment petit et infiniment grand. « Ce sont des dessins fragiles. Quand une ligne tremble, elle raconte quelque chose. J’aime dire que je réalise des petits dessins pour faire de grands films », ironise Boris Labbé. Une malice que l’on pouvait déjà percevoir dans son tout premier projet, Ils tournent en rond (2010), dans lequel l’artiste reprenait le tableau La Kermesse villageoise avec un théâtre et une procession de Pieter Bruegel pour y enlever les personnages de la scène et les remplacer par lui-même.
« Les outils numériques m’offrent la possibilité de produire des œuvres plus facilement, sans trop de matériels. »
Ludiques et décalés, ces clones rejouent continuellement les scènes de la peinture originale, enfermés dans leurs cycles incessants. Un amusement qui reflète le positionnement hybride de l’artiste, entre cinéma et art contemporain. L’œuvre La Chute (2018) poursuit également cette même mécanique : des dessins faits main animés par une rythmique soutenue. « Je travaille sur des animations qui ont un rythme de 12 images par seconde, commente-t-il. Automatiquement cela crée un système mécanique où la rythmique est essentielle. Il y a une sorte de musicalité de l’image. En complément, je travaille avec plusieurs compositeurs qui ont la liberté de s’exprimer. Pour moi, le son c’est 50% de l’animation finale. »
Les technologies comme laboratoire d’expérimentations
Si l’aquarelle, l’encre et le papier représentent une partie non négligeable de l’œuvre de Boris Labbé, le numérique tient également une place très importante, notamment dans son processus de recherche artistique : « Les projets artistiques dessinés sont très lents à produire. Rhizome c’est un an de travail non-stop. Cela demande beaucoup d’énergie, alors je m’autorise à réaliser des vidéos sans dessins, uniquement avec des outils numériques ». C’est ce que l’on retrouve avec Orogenesis (2016) Monade (2020-2022) et Cristallogenese (2023). « À chaque fois, l’idée est de poursuivre l’exploration de la notion d’infiniment petit et d’infiniment grand, précise-t-il. Les outils numériques m’offrent la possibilité de produire des œuvres plus facilement, sans trop de matériels et de nourrir mes questionnements sur la disparition et la renaissance, la perception du public, etc. »
« Je garde à l’esprit que toutes les technologies sont testables et nourrissent mon projet artistique, notamment ma pratique du cinéma d’animation. »
Ainsi Monade est présentée sous forme d’installation multi écrans et permet de penser simultanément la diffusion de l’œuvre et la place des spectateur·rices dans un espace scénographié – et non dans un contexte de salle de cinéma. Inspiré d’un projet inachevé de Sergueï Eisenstein, Glass House (2023) est réalisé avec le compositeur Lucas Fagin, Dans cette œuvre, pensée sous la forme d’une scénographie live, Boris Labbé n’hésite pas non plus à tester les derniers outils technologiques comme Stable Diffusion, une intelligence artificielle générative vidéo grâce à laquelle il conçoit des visuels saturés en couleur blanche qui, à la manière d’un kaléidoscope, diffractent la lumière et font apparaître une multitude de formes géométriques.
Son dernier projet, présenté à la prochaine Biennale Chroniques 2024 et au Drawing Lab Project 2024, est tout aussi parlant : Ito Meikyu (« Fil et labyrinthe », en japonais) est dédié à la VR. Un défi technique pour l’artiste qui produit actuellement des centaines de dessins faits main : « C’est un projet en temps réel où j’essaye de transposer mon travail d’animation dans un espace en réalité virtuelle. Ça change beaucoup de choses à mon approche, dans le sens où je travaille sur ce que j’appelle un « mille-feuille d’animation », sur un principe à la croisée du diorama numérique et de petits théâtres optiques 2D/3D. La mise en volume et la mise en scène, c’est un nouveau monde pour le dessinateur que je suis. »
Malgré ces enjeux, l’intérêt de la VR est évident pour Boris Labbé : « Ce qui m’intéresse avec la VR, c’est de voir le public à l’intérieur de l’œuvre. Le public peut faire ses propres choix. La force du cinéma, c’est le cadre et la timeline, cela n’offre pas la même expérience… Je garde à l’esprit que toutes les technologies sont testables et nourrissent mon projet artistique, notamment ma pratique du cinéma d’animation. » L’artiste français ne s’en rend peut-être pas compte, mais il livre là une interprétation somme toute personnelle d’un adage populaire : rien ne se perd, tout se transforme.