C’est à Berlin, où l’une de ses photographies fait la couverture du SZ-Magazine, que l’on rencontre Charlie Engman, ce photographe new-yorkais qui explore depuis quelques mois les arcanes quelque peu « alien » de l’intelligence artificielle.
Alors que les outils d’IA générative suscitent actuellement de nombreux débats au sein de la scène artistique, ta collaboration avec le Süddeutsche Zeitung Magazine, en Allemagne a révélé des photos très singulières, générées avec Midjourney. Comment es-tu tombé dans la marmite de l’IA ?
Charlie Engman : Comme tout le monde, je crois que ça s’est produit l’année dernière, lorsque c’est devenu grand public. Un ami m’a dit que ça m’amuserait sûrement de tester, et il avait raison ! La première fois, j’ai dû passer trente minutes dessus et, honnêtement, j’ai été bluffé par ses capacités technologiques. Bon, à ce moment-là, je ne pensais pas à l’intégrer à ma pratique artistique. Mais très vite, je suis devenu accro. J’ai commencé à tester plein de trucs, à voir ce qu’il était possible de faire, à découvrir l’éventail des possibilités. Et finalement, un peu par accident, alors que je tâtonnais, j’ai commencé à créer des œuvres qui me semblaient intéressantes, valides et étonnantes d’un point de vue créatif. À nouveau, ça m’a étonné : c’était réussi sur tous les plans, technologiquement, conceptuellement et créativement parlant. Naturellement, j’ai eu envie de creuser.
Que te permet l’IA ?
Charlie Engman : De la rapidité, peut-être. En fait, je réussis à obtenir un résultat satisfaisant plus vite. Tu vois, ce qui m’intéresse dans la photo, c’est le fait qu’il s’agisse d’un art qui nous confronte à la réalité. Devant toi se présente un sujet/objet qui existe de manière ostensible dans le monde réel et que tu opposes à une intention créative, ton système de valeurs, tes intérêts. Ensuite, tu joues avec, alors que finalement, le sujet existe au-delà du processus photographique, hors de toi en tant qu’artiste. Il y a pourtant un dialogue qui s’installe, un échange entre l’intention artistique et le retour du sujet/objet. Le résultat est l’œuvre créée, qui se situe fatalement entre l’intention et ce qu’a renvoyé le sujet. On échoue toujours un peu. L’IA, c’est un peu pareil. On ne peut pas vraiment contrôler ce qui en sortira, et c’est justement ce que je trouve intéressant. L’outil répond souvent de manière surprenante
Il y a donc une forme de prolongement entre ta pratique artistique et les IA, ce qu’elles peuvent apporter, etc. ?
Charlie Engman : En effet ! Interroger les systèmes de valeurs, les conventions esthétiques, les observer, les détourner, c’est ce que je cherche dans ma pratique artistique. C’est d’ailleurs ce que j’ai appris avec le travail réalisé auprès de ma mère. Je l’ai photographiée pendant dix ans et, en plus d’avoir donné naissance à une expérience intéressante, ça m’a permis de comprendre comment les gens considèrent un certain type de corps, de quoi est composé leur regard, etc.
À ce propos, je tiens à dire que l’IA est plutôt bonne pour dévoiler ce regard-là. Tout simplement parce que c’est une machine. Ce n’est pas humain. Elle est nourrie de millions d’images produites par les humains et son job est d’apprendre ces codes visuels, d’en faire un algorithme. Elle est entraînée à répondre aux attentes humaines sur comment un corps, une situation doit être représentée. Sauf qu’elle n’y met aucun affect, puisqu’elle n’a aucune conscience physique du monde, pas un soupçon de l’intériorité propre aux êtres humains. Elle reproduit nos conventions, mais d’une manière très bizarre, quasi alien. En fait, je peux créer ce que j’ai toujours voulu créer : des images fascinantes et qui interpellent.
Et comment gardes-tu ta patte d’artiste ? Ton art photographique est empreint de mise en scène, quitte à flirter parfois avec le théâtral.
Charlie Engman : Tu sais, j’ai passé toute ma vie à cultiver ma sensibilité artistique. D’ailleurs, c’est ce que tout le monde fait ; ce n’est pas propre aux artistes. Nous créons tous nos systèmes d’intérêts et de valeurs, ainsi que nos univers. Ainsi, lorsque j’approche une nouvelle technologie, il est évident que j’y apporte mon bagage esthétique, créatif et émotionnel. Au départ, je me suis amusé à générer avec l’IA des images qui sortaient de mon univers, mais c’est lorsque j’ai commencé à retrouver ma patte que ça m’a attrapé.
N’est-ce pas le danger également de s’exposer aux critiques, d’aller dans le sens de ceux qui prétendent que l’IA a remplacé les photographes ?
Charlie Engman : J’entends beaucoup l’idée que c’est l’IA qui produit le travail, non plus l’artiste. Mais il ne faut pas oublier que ça vient de nos cerveaux, et que c’est un outil qui nous aide à l’exprimer. Alors certes, comme je le disais plus tôt, on n’a pas entièrement le contrôle, mais c’est précisément ce qui me motive. L’intérêt, c’est de devoir manœuvrer pour que ça rentre dans ma ligne artistique. Ce qui, en fin de compte, relève typiquement du processus créatif.
Tu en parlais plus tôt, mais est-ce que ce ne serait pas aussi une manière pour toi d’explorer de nouvelles formes, de nouvelles représentations ? Par exemple, pour Frieze Magazine, tu projettes une ville du futur.
Charlie Engman : Ce n’est pas ce que je recherche spécifiquement, mais ça en fait partie, oui. L’IA génère des images impossibles à réaliser dans le monde physique, mais aussi dans la vie. Il y a des tas d’images que je ne pourrais pas faire, à cause des limites techniques, des réserves, du temps ou des ressources de chacun. Dans le monde de l’IA, il n’y a aucune limite. Pour autant, ça ne m’intéresse pas de créer quelque chose de fantastique, de futuriste ou de trop bizarre. Il faut que l’on puisse se projeter.
Il y a une dynamique assez folle entre ce qui est plausible, ce qui est réel et ce qui ne l’est pas. Je vise l’entre-deux, en quelque sorte, une image qui nous renvoie à nos propres représentations. Qu’est-ce qui explique que telle ou telle chose paraisse correcte ? D’où viennent ces attentes ? Ce sont des questions qui m’intéressent.
La question est plus technique, pardonne-moi, mais quand tu travailles avec un outil IA, comment démarres-tu ?
Charlie Engman : Même s’il m’arrive souvent de charger une de mes photos et d’entrer un prompt, je n’ai malheureusement pas de réponse hyper intéressante à te donner… Disons que c’est un mélange de choses. Enfin, j’ai tout de même remarqué une chose récurrente : je vais solliciter l’IA, et celle-ci va me générer une image que je rentre à nouveau dans la machine. Les premières itérations sont rarement bonnes, elles reproduisent un cliché. Or, dans mon travail, j’ai plutôt envie de les briser, ces clichés.
Finalement, c’est un peu comme un dialogue avec la machine… Un peu comme sur un shooting photo où tu échangerais avec le sujet, non ?
Charlie Engman : Oui, il y a quelque chose qui s’approche de cette idée. Bon, par contre, je te rassure, il n’y a rien de spirituel là-dedans ; je ne prétend pas parler à l’esprit de la machine. Mais oui, généralement, même quand je photographie un objet, je dois gérer la représentation, les caractéristiques qu’on lui prête. Si tu prends un bol en photo, par exemple, tu ne peux pas oublier totalement sa fonction. L’IA, c’est différent ; tu dialogues avec un outil – très complexe -, non pas avec un sujet ou un objet. Finalement, c’est propre à n’importe quel médium.
Donc ça y est, l’IA fait partie de ta palette d’instruments ou explores-tu encore ?
Charlie Engman : Les deux ! Tant que ça fit avec mon univers, je l’utilise. Je ne me pose pas la question. C’est comme avec la photographie. J’y suis venu parce que c’est un art qui peut gérer plusieurs médiums. Tu peux très bien composer une image, la « peindre », la « sculpter », la « performer ». La photo est très forte pour ça. L’IA, aussi. Elle est même meilleure dans ce domaine. Au début, je me suis même amusé à façonner des céramiques digitales, sans aucun matos. C’était marrant ! Tout ça pour dire que, oui, j’explore encore cet outil et, oui, celui-ci est bel et bien intégré dans mon travail, sans rien éclipser. Disons que l’IA y co-existe avec tout le reste.