Dans la vie d’un.e jeune artiste numérique : de l’école à la galerie

Dans la vie d’un.e jeune artiste numérique : de l’école à la galerie
“All The Hidden Things”, 2021 ©Tabitha Swanson

De sa chambre à l’école, de l’école aux galeries, des galeries aux musées, comment devient-on un artiste numérique qui compte ? Décryptage. 

Huit ans après s’être installée à Berlin, capitale des artistes en quête de reconnaissance, Tabitha Swanson donne l’impression de cocher toutes les cases de la réussite. À parcourir son CV, à observer tous ces lieux et évènements dans lesquels elle a eu l’occasion d’exposer (Miami Art Basel, Fotografiska, Transmediale, Mmmad ou encore au Cadaf Art), il serait même facile d’imaginer la Canadienne comme une artiste installée. Comme beaucoup de ses confrères et consœurs, le succès peine toutefois à frapper à la porte de cette jeune artiste de 30 ans.

Rythmée par une grande précarité, un confinement, le mal du pays et la nécessité de cumuler deux emplois, l’arrivée en Allemagne de Tabitha Swanson ne s’est pas faite sans peine. Baisser les bras a même parfois été tentant. De cette période est pourtant née Nys, alter-ego de Swanson créé pendant le Covid et présenté pour la première fois à l’occasion d’une exposition numérique organisée par Highsnobiety. « Nys était un personnage que j’ai créé pendant le confinement, une représentation de moi-même, mais aussi une sorte de personnage fantastique dans un pays fantastique »

Reality is an Obstacle ©Tabitha Swanson

Surmonter la précarité

Si cette épreuve a finalement été une source d’inspiration pour Tabitha Swanson, cette dernière est loin d’être la seule à voir son quotidien d’artiste être plombé par de multiples incertitudes. Dans leur ouvrage commun, Artistes plasticiens : de l’école au marché, Frédérique Patureau et Jérémy Sinigaglia pointent par exemple du doigt le fait que, compte tenu de l’incertitude et de la faiblesse des revenus artistiques des jeunes diplômés d’École d’art, près d’un artiste sur quatre songe à renoncer à ce métier à un moment de sa carrière, tandis que 16% d’entre eux sont à la recherche d’un emploi.

À en croire l’artiste pluridisciplinaire AnaHell, cette précarité n’est pourtant pas nécessairement une mauvaise chose. « Gagner de l’argent grâce à votre art ou avoir un emploi rémunéré peut vous empêcher de vous vendre complètement, puisque vous pouvez subvenir à vos besoins et fabriquer ce que vous voulez, pas seulement ce qui se vend », explique-t-elle au média Curated by Girls. Un propos qui fait écho à celui de l’illustratrice graphique indienne Opashona Ghosh, consciente de l’appel d’air dans lequel il serait tentant de s’engouffrer une fois les premiers retours positifs reçus : « Une fois que j’ai commencé à réussir, il y avait une pression pour refaire toujours les mêmes choses, mais je ne veux pas être réduite à quoi que ce soit ». Vivre de son art quitte à le trahir ou rester fidèle à ses principes sans pouvoir toucher de rémunération ? La vie d’un jeune artiste est-elle nécessairement binaire ? 

Together Apart ©AnaHell – Red Rubber Road

Le plus beau métier du monde ?

Après avoir passé cinq années dans la bulle d’une école d’art ou stimulé par l’idée de se former soi-même, la déchéance peut être violente. Il faut alors trouver un lieu de travail, se vendre aux professionnels, activer son réseau, surmonter la pression constante, créer en permanence, faire face à des réalités budgétaires… Tout se passe en réalité comme si un deuxième temps de formation s’amorçait dès l’obtention de son diplôme. « En cinquième année, j’étais trop occupée à préparer mon diplôme pour me préoccuper de la suite, explique au Journal des Arts Lisa Jacomen, jeune diplômée de l’École Supérieure d’Art et Design – Toulon Provence Méditerranée. L’idéal serait d’avoir des cours sur l’activité professionnelle, juste après, sous la forme d’un post-diplôme. »

Heureusement, les écoles sont aussi un moyen d’être alerté au sujet des concours pour jeunes artistes, ceux qui permettent d’obtenir des bourses, de la visibilité et une crédibilité. C’est par exemple le cas du Château Éphémère, qui vient de lancer la 10ème édition de son appel à projet annuel pour des résidences artistiques dédiées aux arts numériques, sonores & nouvelles écritures.

EthelLilienfeld
« Entre l’écriture du dossier, l’étude de notre demande et la mise en place du dispositif en cas de réponse positive, il peut s’écouler plus d’un an. »

C’est également le cas du Prix Cube, récompense internationale annuelle pour la jeune création en art numérique. Ce prix, doté de 10 000 euros, distingue une œuvre d’art numérique de moins de deux ans, réalisée par des artistes de moins de 36 ans et amenée à être exposée à l’Espace Saint-Sauveur, un plateau de 600 m2 situé dans une ancienne chapelle du XIXème siècle à Issy-les-Moulineaux. Un graal pour les jeunes créateurs, certes, mais il faut avouer que toutes ces bourses et appels à projets accentuent la compétition.

« Il faut garder en tête qu’il y a finalement plus de chances de ne rien obtenir que d’être sélectionnée, nous disait Ethel Lilienfeld, 28 ans, dans notre newsletter éditoriale #17. Il faut également avoir conscience du temps long que cela représente : entre l’écriture du dossier, l’étude de notre demande et la mise en place du dispositif en cas de réponse positive, il peut s’écouler plus d’un an. Entretemps, c’est à nous de trouver d’autres moyens d’exister, ne serait-ce que pour rester autonome, payer le loyer, continuer de créer et ne pas oublier ce pour quoi on fait tant de démarches. » C’est effectivement là l’une des grandes questions à se poser : comment s’en sortir lorsque l’on ne fait pas partie des sélectionnés ? 

NFT et réseaux sociaux

Dans ce monde où l’art rime avec instabilité, les NFTs sont apparus pour beaucoup d’artistes numériques comme la lumière au bout du tunnel, le moyen de promouvoir (et vendre) son travail, sans avoir à le compromettre. « J’ai réalisé très tôt que les NFTs changeraient absolument la vie de tout artiste numérique, en créant un marché pour les personnes qui souhaitent pouvoir vendre et acheter des actifs numériques en leur nom », déclare l’artiste franco-béninoise Lana Denina, aujourd’hui à la tête de collections estimées à plusieurs centaines de milliers de dollars.

Cette nouvelle réalité, les maisons de vente les plus prestigieuses l’ont évidemment assimilé, offrant leur crédibilité aux jeunes artistes de la blockchain : Christie’s, par exemple, a largement contribué au succès de FEWOCiOUS (19 ans), Victor Langlois de son vrai nom, ayant frappé ses premiers NFTs à 17 ans. En juin 2023, cinq NFTs accompagnés d’œuvres physiques de FEWOCiOUS sont cédés pour 2 millions de dollars dans le cadre d’une vente dédiée à l’artiste américain quand, quelques mois plus tard, Sotheby’s vend un « diptyque moderne » composé d’une œuvre physique et de son NFT (Nice to meet you, I’m Mr. MiSUNDERSTOOD) pour 2,85 millions de dollars. 

Nice to meet you, I’m Mr. MiSUNDERSTOOD ©FEWOCiOUS

Là où leurs aînés devaient compter sur un solide réseau physique, les jeunes artistes numériques, eux, s’appuient sur les réseaux sociaux pour mettre leurs activités en lumière. Une bénédiction pour Tabitha Swanson qui tient toutefois à mettre les plus jeunes artistes en garde : « Le caractère « snackable » de l’art Instagram signifie que chaque pièce pourrait avoir moins d’impact. Il y a plus de distractions, c’est moins immersif… Mais cela rend également l’art plus accessible, quelles que soient la race et la classe sociale, ce qui signifie en un sens que vous pouvez avoir une portée énorme. » Pour l’illustratrice Agathe Sorlet, près d’un million de followers, « Instagram abolit les pistons ». Dans les colonnes du Parisien, elle poursuit : « Quand je me suis lancée sur Instagram, mes proches l’ont vu d’un mauvais œil. Pour eux, être artiste sur les réseaux sociaux, c’est comme faire du télécrochet. (…) Nous avons un rapport trop complexé à l’art. Instagram rééquilibre les choses. C’est accessible, simple ; on n’est pas obligé d’aller au Louvre. »

AgatheSorlet
« Instagram rééquilibre les choses. C’est accessible, simple ; on n’est pas obligé d’aller au Louvre. »

Car, si les artistes sur Instagram sont plutôt jeunes, leurs acheteurs le sont tout autant. Selon le rapport Hiscox 2018 sur le marché de l’art en ligne, 79 % des acheteurs de moins de 35 ans utilisent Instagram pour découvrir de nouveaux talents. Une excellente chose pour les artistes qui, découragés par les commissions que les galeries prennent sur chaque transaction (de 30 à 50 %), vendent leurs œuvres en direct. Attention cependant à ne pas tomber dans le piège de l’œuvre uniquement photogénique ! « Il existe actuellement une version de l’art Instagram à la mode – fonds roses, tétons, ‘fuck the patriarcat’, avertit Opashona Ghosh. On a compris, maintenant, soyons plus profonds que ça et allons au-delà ».

C’est qu’Internet n’est pas qu’une plateforme rêvée et inespérée d’exposition et de diffusion pour les jeunes artistes ne pouvant compter sur un véritable réseau, le soutien des galeries ou la curiosité des experts. C’est aussi un lieu qui renforce la concurrence, accentue la comparaison et s’enthousiasme continuellement pour de nouvelles tendances. Aux artistes, donc, de se démarquer pour espérer séduire celles et ceux qui miseront sur eux !

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