Considéré comme l’un des pères de l’informatique, le mathématicien Alan Turing jouit ces dernières années d’une reconnaissance artistique et d’une aura populaire toujours plus prononcées. Retour sur la vie palpitante d’un homme sans qui la Seconde Guerre Mondiale n’aurait peut-être jamais fini, et grâce à qui l’on peut aujourd’hui créer des œuvres d’art à l’aide d’une intelligence artificielle.
Mis à l’honneur dans le film Imitation Game de Morten Tyldum, sorti en 2014, Alan Mathison Turing est sans aucun doute l’un des cerveaux les plus brillants que la Terre ait portée. Né en 1912 à Maida Vale, un quartier du centre de Londres, le jeune Alan montre très rapidement des signes de précocité. Alors que ses camarades peinent à comprendre leurs devoirs de maths, à 16 ans, lui, il parvient à déchiffrer les travaux d’Albert Einstein dans lesquels sont notamment remis en cause la mécanique céleste de Galilée et d’Isaac Newton. Pourtant, solitaire et introverti, ses facultés mentales ne lui apportent ni le respect de ses professeurs de la Sherborne School, ni l’amitié de ses pairs. Sauf d’un : Christopher Morcom, passionné de sciences et de mathématiques comme lui, qui sera plus tard décrit comme le premier amour de Turing.
Malheureusement, trois ans après leur rencontre, en 1930, son compagnon meurt de la tuberculose bovine. Une disparition qui va profondément bouleverser le jeune britannique qui n’aura alors plus qu’un seul objectif en tête : rendre hommage au génie de Morcom. Pour Jean Lassègue, philosophe au Centre de recherche en épistémologie appliquée à Paris, « la vocation d’Alan Turing est liée à ce drame : il a sans doute pensé qu’il se devait d’incarner le destin scientifique qui était promis à son ami décédé ».
Le roi du cryptage
Déterminé, Turing entre au King’s College de Cambridge en 1931 et publie ses premiers articles dans lesquels il résout l’épineux problème dit « de la décision » (formulé par David Hilbert à la fin des années 1920) grâce à une nouvelle vision de la notion même de calcul. Dans le journal du CNRS, Jean Lassègue résume : « Il parvient à établir une limite entre ce qui est calculable et ce qui ne l’est pas. Surtout, Turing montre que ce qui est calculable peut être décomposé en un nombre fini d’étapes pouvant chacune être réalisée par une machine ». Ce sont là les prémices de la célèbre machine de Turing, ou, en d’autres mots, du « computer ». Soit littéralement, « machine à calculer ». On est alors en 1938, et le jeune Alan n’a que 26 ans. Après un passage à l’université de Princeton pour préparer un doctorat de logique mathématique, le Britannique a le mal du pays. Retour en Angleterre, où une guerre est sur le point de se répandre jusque sur les côtes du Royaume.
À son retour en Europe, Alan Turing est recruté par le service britannique du chiffre, le Government Code and Cypher School, qui vient de s’installer à Bletchley Park, près d’Oxford, afin de décrypter les messages radios que les sous-marins nazis s’échangent. Trop facile pour le scientifique qui intercepte alors la quasi-totalité des messages allemands, épargnant au passage des dizaines de milliers de vies humaines. Pour cette mission, Alan Turing conçoit une machine à coder la voix ayant pour nom de code « Delilah », et parvient ainsi à casser le code généré par le téléscripteur Fish, qui a longtemps résisté aux attaques des cryptanalystes alliés.
« Il parvient à établir une limite entre ce qui est calculable et ce qui ne l’est pas. »
L’un de ses plus grands faits d’arme réside toutefois dans la cryptanalyse d’Enigma, une machine allemande au chiffrement alors considéré comme le plus sûr du monde. Grâce à son approche novatrice, Turing réussit à décrypter le code et à révolutionner la cryptanalyse en même temps. À l’entendre, il ne s’agit plus de deviner un réglage choisi parmi 159 milliards de réglages disponibles, mais de mettre en œuvre une logique fondée sur la connaissance du fonctionnement interne de la machine. Une chance, une avancée énorme dans la guerre qui oppose l’Europe au nazisme : plusieurs historiens estiment en effet que le conflit a été écourté d’au minimum deux ans grâce à la cryptanalyse des chiffres et des codes allemands. Et donc, qu’en plus d’être un génie, Alan Turing est également un héros.
Père l’intelligence artificielle ?
La guerre est terminée, Turing peut désormais retourner à ses travaux de recherche et se concentre désormais sur la possibilité conceptuelle de prêter une intelligence à des machines. En octobre 1950, il publie un article intitulé « L’ordinateur et l’intelligence » dans la revue philosophique Mind, posant la base de ce qui deviendra – bien plus tard – l’intelligence artificielle. Ce texte se base sur le célèbre « imitation game », ou « test de Turing », dans lequel le scientifique imagine le moyen pour une machine de se faire passer pour un être humain. Mieux, il fait le pari « que d’ici cinquante ans, il n’y aura plus moyen de distinguer les réponses données par un homme ou un ordinateur, et ce, sur n’importe quel sujet ».
Pour lui, c’est une certitude : en l’an 2000, des machines avec 128 Mo de mémoire seront capables de tromper environ 30 % des juges humains durant un test de cinq minutes et l’acquisition par apprentissage des ordinateurs sera tout aussi essentielle pour construire des ordinateurs performants décrivant parfaitement le futur « machine learning » aujourd’hui utilisé par l’IA.
Le test de Turing n’est pourtant pas évident à passer ! Il faudra attendre 2011 pour que le programme indien Cleverbot parvienne à convaincre la majorité des participants et observateurs du test de son humanité, à 59%. Depuis, les choses n’ont toutefois cessé de s’accélérer. À tel point que plusieurs questions inondent l’esprit des plus curieux : qu’aurait pensé Alan Turing de Boris Eldagsen, premier prix de la catégorie « Open » du Sony World Photography Awards, une prestigieuse compétition de photos où était présentée une image réalisée à partir d’une IA générative face à de « vraies » photographies ? Quelle aurait été sa position face au Portrait d’Edmond de Belamy, une toile entièrement conçue à partir d’une IA vendue 432 500 dollars chez Christie’s en 2018 ?
Avec le recul, il n’est pas difficile de voir à quel point les travaux de Turing ont influencé le monde moderne et notre usage actuel de la technologie. Toutes les biographies et autres bandes dessinées qui lui sont dédiées ces dernières années (et elles sont nombreuses) en témoignent : ici, Alan Turing est décrit comme le « père de l’informatique » ; là, on promet « l’histoire extraordinaire et tragique d’un génie ». Car, oui, au cours des années 1950, c’est une autre facette du scientifique qui intéresse les Britanniques : sa sexualité. Ouvertement homosexuel, Alan Turing vivra l’enfer durant les deux dernières années de sa vie. Une aventure avec un jeune homme le conduit au tribunal où il plaide coupable pour « pratiques indécentes réitérées en compagnie d’un autre homme ». La société est sévère, peu inclusive, et ignore totalement qu’Alan Turing n’a tout simplement pas le temps d’aller en prison : il a un monde à changer ! Pris entre deux feux, Turing accepte alors tant bien que mal l’alternative à l’incarcération qu’on lui propose : la castration chimique. Tant que son cerveau, lui, fonctionne…
« D’ici cinquante ans, il n’y aura plus moyen de distinguer les réponses données par un homme ou un ordinateur, et ce, sur n’importe quel sujet »
« Mais, sous l’effet des hormones, le voilà transformé (…) Et si la pensée et le corps entretenaient des liens plus profonds qu’il ne le croyait ? Et s’il s’était trompé ? », interroge Jean Lassègue. Abattu, Alan Turing est retrouvé mort dans son lit le 7 juin 1954. Le mathématicien a mis fin à ses jours à seulement 44 ans en croquant dans une pomme au cyanure, laissant derrière lui les bases d’un monde moderne. En 1966, l’équivalent du Nobel de l’informatique est nommé le prix Turing et récompense chaque année des chercheurs éminents, tandis que les billets de 50£ sont à son effigie depuis 2021. Histoire de faire amende honorable, en 2013, 61 ans après la condamnation pour homosexualité de cet esprit chercheur, la reine Elisabeth II le pardonnait elle aussi officiellement. Lors de son discours, elle déclarait notamment qu’un « pardon royal est digne de cet homme exceptionnel ». Mieux vaut tard que jamais ?