Début mars, à Montréal, l’artiste et compositrice Erin Gee nous invite à partager un café et un sandwich dans un bar-restaurant de la ville. Le temps d’une heure de discussion, elle évoque en vrac sa passion pour l’ASMR, la réalité virtuelle, les sculptures interactives, l’IA, et surtout la robotique. Tout en précisant : « Le robot n’est pas mon sujet ; ce qui m’intéresse, ce sont les données émotionnelles découvertes grâce à mon amour pour les robots. »
Il est 11h, à la Station Sauvé, quand Erin Gee nous fait monter dans son Uber, direction le Café Gentile, un bar-restaurant italien où un fameux « Combo Italien » nous attend. Artiste, titulaire d’une maîtrise en arts plastiques à l’Université Concordia, la Canadienne s’excuse d’emblée pour son accent et ses anglicismes. On lui rétorque qu’il n’y a pas de mal à venir de Saskatchewan, sa province natale, elle rigole, switche de l’anglais au français dans la même phrase, puis dit revenir tout juste d’un chalet, situé au nord du Québec, à 1h30 de Montréal, où elle « aime aller travailler comme une malade ». Elle poursuit : « Lors du processus de création, c’est très facile d’être bloqué sur un détail qui n’est pas important. Le fait d’avoir la nature autour de soi, c’est une manière de déverrouiller cette situation. En un sens, la beauté des paysages, la proximité avec les pistes de ski, c’est aussi une façon d’être gratifiante, de comprendre la chance que l’on a de créer dans ces conditions. »
Au loin, alors qu’Erin Gee parle de nature, les bâtiments témoignent d’un autre Montréal, à l’opposé de ce que proposent des quartiers comme Rosemont ou le Mile-End, avec leurs rues typiquement nord-américaines et leurs petites boutiques artisanales. En un sens, ces buildings rappellent aussi une autre époque, celle où les architectes des dalles de béton misaient avant tout sur le fonctionnel au mépris de toute recherche esthétique. Entre ces deux visions de la ville, ces deux réalités, ces deux populations à la sociologie différentes, des ponts commencent toutefois à être jetés. « De plus en plus d’artistes migrent vers le Nord de la ville, faute de pouvoir assumer l’augmentation des loyers dans le centre », nous confiait quelques jours plus tôt Alain Thibault, directeur artistique d’ELEKTRA.
Pourtant, si Erin Gee a choisi cet établissement peu animé en ce lundi matin, et finalement assez éloigné du poumon culturel de la ville, c’est moins pour parler de gentrification que parce que le Café Gentile se trouve à quelques centimètres mètres à peine des Ateliers Belleville où elle a rendez-vous dans l’après-midi avec l’équipe de la SAT. « L’idée est de réfléchir à comment augmenter mes technologies, les rendre plus flexibles, les pousser plus loin ».
Ingénierie robotique
Au moment de prononcer ces mots, Erin Gee nous montre enfin l’intérieur de son tupperware, qu’elle trimballe à la main depuis notre rencontre à la sortie du métro, et qui renferme ses fameux biocapteurs. « Comme je n’ai pas le temps d’expliquer aux gens comment ils fonctionnent à chaque performance, j’ai souhaité les rendre faciles d’utilisation, tout en les consolidant au maximum afin qu’ils ne puissent pas être cassés après quelques manipulations. »
Est-ce là un projet d’art ? Une performance technique ? Le résultat d’année de recherches informatiques ? Erin Gee ne le sait même pas. « En vrai, c’est juste un rêve que j’avais ». Concrètement, la Canadienne entend ici « développer des stratégies de performance afin de structurer et de performer le corps, d’utiliser des biocapteurs afin d’impliquer le corps de l’auditeur dans mes systèmes cybernétiques en place ». Traduction : Erin Gee, 40 ans, compose à l’aide des spectateurs, dont les doigts sont branchés sur différents capteurs (reliés au rythme cardiaque, à la respiration, etc.) afin de traduire ces différents paramètres dans ses synthés, qui réagissent ainsi en fonction du souffle et du cœur des participants. À l’avenir, celle qui se dit passionnée de technologie quantique et de biofeedback, confesse rêver de pouvoir transférer une émotion d’une personne dans le corps d’une autre. Pour cela, elle avoue même travailler actuellement aux côtés d’un laboratoire d’intelligence quantique, à Montréal, persuadée que le fait d’être exposé à certaines fréquences sonores peut changer notre relation à notre corps.
La beauté de l’étrange
Il y a presque quelque chose d’ironique à l’entendre se poser des questions d’ordre existentiel à voix haute (« Les personnes qui créent des robots sont-elles moins sociales ? »). Erin Gee n’est pas seulement inventive, fascinée par Ghost In The Shell ou les données psychologiques émotionnelles ; elle est aussi extrêmement loquace, réfléchie et, oui, c’est vrai, peut-être un peu « intense et obsessionnelle ». Au fond, elle a également conscience de faire de l’art un peu « weirdo », mais ne s’en excuse pas. « Le job d’un artiste n’est pas simplement de créer du beau, précise-t-elle, l’air soudain sérieux. C’est aussi d’inspirer d’autres artistes à créer. Aussi étranges soient mes créations, j’ai envie qu’elles soient accessibles afin que d’autres personnes aillent sur le même terrain d’expérimentation que moi ».
Cette ambition s’explique aisément. Elle est même finalement logique de la part d’une artiste qui dit s’être investie dans l’art robotique grâce à Bill Vorn, qui fut son directeur de mémoire et à qui elle voue une véritable admiration. « Bill, c’est la raison pour laquelle j’ai déménagé à Montréal. De manière assez naïve, j’étais inspirée par les cyborgs et les esthétiques futuristes, et je voulais pousser mes connaissances un peu plus loin. Aujourd’hui, je suis comme un bébé de Bill ».
À son tour, Erin Gee enseigne aujourd’hui à la Faculté de musique, en tant que professeure adjointe en composition et création sonore spécialisée en lutherie numérique. « C’est un contrat à temps partiel, qui me permet de travailler librement sur mes affaires ». Ses projets, parlons-en : au-delà des projets évoqués, inspirés entre autres de pratiques comme la méditation, la musique new age et l’ASMR pour déclencher des réactions corporelles grâce à la musique, Erin Gee développe actuellement des installations aux côtés de Sofian Audry, spécialiste local de l’IA. Sept ans après Project H.E.A.R.T, où elle explorait l’instrumentalisation des émotions par le biais du soft power, la Canadienne continue aussi de créer des œuvres en VR.
En 2022, elle a même œuvré aux côtés de l’artiste visuelle argentine Magdalena Molinari pour les besoins de Sensitive Superpositions une expérience en réalité virtuelle où, une fois encore, il était question de physique quantique, de jeux sur la perception ou de réflexions autour de la voix. « Si tu observes bien, résume Erin Gee, tous mes projets n’ont qu’un seul but : éloigner grâce à la voix ou aux fréquences sonores le spectateur de son moi subjectif ».