Physionomie, force physique, acuité des cinq sens… Beaucoup de nos traits et facultés se trouvent bouleversés ou ébréchés par les innovations esthétiques et technologiques de notre ère. En deviendrons-nous plus séduisants, plus brillants, plus empathiques ou, au contraire, déshumanisés ? Alors que le corps a été le grand thème de la dernière édition du Palais Augmenté 3, focus sur ces artistes contemporains aux identités fluides, reformulant ou abolissant à travers leur art un certain nombre de limites physiques.
Hermine Bourdin – une féminité surpuissante
Les formes futures telles que vues par Hermine Bourdin sont généreuses, sensuelles. L’artiste, née en 1988, s’oppose ainsi à des conceptions trop rectilignes, cartésiennes. En d’autres mots : trop masculines. Son langage sculptural, fait de courbes voluptueuses, invoque de fait un retour en force du féminin, ce corps disqualifié depuis la nuit des temps, perçu comme « sexe faible ». Chez la Française, pas de féminité réductrice : il ne s’agit pas d’être naturaliste ou de verser dans l’hypersexualisation, mais bien d’avoir recours à l’abstraction. Quant à ses statues, tantôt physiques tantôt immatérielles, elles évoquent autant des petites déesses que des planètes chargées d’élever le féminin à un rang sacré, presque cosmique.
Sam Madhu – Beauté alternative
Artiste numérique originaire de Mumbai, Sam Madhu est aujourd’hui basée à Berlin, et défend vaillamment une certaine idée du multiculturalisme. Chez elle, les modifications physiques, les implants cutanés, les rangées de piercings, les tatouages métalliques ou les peintures de peau numériques à la symbologie orientale ne sont pas simplement époustouflants de beauté ; ils ressemblent également aux circuits d’une puce électronique, et sont systématiquement créées grâce à l’art 3D/CG. Soit des entités technoïdes à l’aura magnétique, dotées d’une extrême sensibilité et vouées à refléter une mixité de codes, de cultures et de beauté, décomplexée, affranchie de toute normativité.
Pipilotti Rist – Les standards déjoués
Dans les œuvres pétries de satire de Pipilotti Rist, les standards de beauté sont malmenés, le corps moderne extrapolé pour devenir grotesque. À l’image de ce qu’il se passe dans le film déjanté Open my glade (Flatten) (2000), où elle passe de l’autre côté de l’écran et lui roule des pelles : à lui ou à elle-même ? Plasticienne et vidéaste, la Suissesse a autrefois fait partie d’un groupe pop (Les Reines Prochaines), à travers lequel elle a pu expérimenter l’industrie du divertissement et se confronter à cette fascination qu’à la télévision de transmuer ses protagonistes en clichés vivants. D’où, probablement, ce regard acéré et cette volonté de se jouer des codes « girly » pour mieux s’en libérer.
Mary Maggic – Corps biohackés
Pour l’artiste et biohackeuse Mary Maggic le corps de demain – si ce n’est celui d’aujourd’hui – n’a pas de genre prédéfini ; il ne s’agit que d’une modalité avec laquelle on peut jouer. Pour dédramatiser le sujet qui rencontre encore de nombreux boucliers (légaux, médicaux…), elle met en scène une vidéo façon tuto de cuisine (Housewives making drugs) et élabore l’oestro-gin, une recette imaginaire à base d’urine qu’elle promeut dans un plaidoyer appelant à la création d’un protocole en open source de biosynthèse d’oestrogènes. Loufoque ? Oui, sans aucun doute, mais nécessaire, tant chacune de ses œuvres est portée par un sous-texte féministe nourri aux écrits de Margaret Atwood ou Donna Haraway.
Romain Gauthier – Silhouettes post-matérielles
À l’avant-poste de ce que seront bientôt nos apparences physiques, Romain Gauthier collabore avec l’univers de la haute couture. Prothèses, manchettes à ailettes translucides, bijoux semblables à des armures, crêtes façon casque romain versant queer voltigeant au sommet du crâne : fascinantes d’imagination, ses pièces sont méticuleusement pensées, prêtes à envahir les silhouettes de nos égéries virtuelles. C’est que Romain Gauthier, diplômé des Gobelins et exposé lors du Palais Augmenté 3, déborde d’idées dès lors qu’il s’agit d’imaginer une garde-robe à l’heure du Web3, fusionnant les genres, imaginant le corps de muses digitales (M3ses) ou des « défilés augmentés » dans des créations qui n’ont d’autres formes tangibles que nos songes et les possibilités semble-t-il infinies du numérique.
Cindy Sherman – Retouches extrêmes
Depuis qu’elle a découvert Instagram, Cindy Sherman est obsédée par les déclinaisons numériques de son image. Elle y poste des portraits d’elle retouchés avec ceci de perturbant qu’elle n’y paraît pas du tout à son avantage. Ses créations digitales procèdent comme des satires sociales vernies d’une esthétique pop où elle imagine, via des rôles de compositions, les déformation de la perception que pourraient finir par entraîner le recours systématique aux filtres, au make up « contouring », etc.
Heather Dewey-Hagborg – Corps amalgamés
Bio-hackeuse et artiste « de l’information », le regard de l’américaine est aussi visionnaire que critique. À la frontière du légal, Heather Dewey-Hagborg récolte dans les rues de Brooklyn chewing-gums, cheveux et mégots pour en extraire de l’ADN humaine contenant des données sur le sexe, l’origine ethnique, l’âge… d’individus. Elle en tire des « portraits spéculatifs » générés par des algorithmes et rematérialisés ensuite à l’aide d’une imprimante 3D. À l’entendre, il s’agirait là de penser l’impact des technologies de surveillance sur nos identités. En somme, de critiquer ces dites technologies qui amalgament nos corps devenus transparents à toutes formes de catégories.
Jacolby Satterwhite – Dieux et déesses réactualisé.e.s
S’il s’est intéressé à l’art, c’est d’abord par amour des maîtres de la Renaissance et du beau. Mais Jacolby Satterwhite, artiste visuel afro-américain queer, se passionne aussi pour le voguing, les arts martiaux et la pop culture. D’après lui, il n’y aurait donc aucune raison pour que ses idoles (Solange, Nick Weiss de Teengirl Fantasy, Dev Hynes…) ne bénéficient pas de représentations les glorifiant comme des dieux, des rois et des héros de notre époque. Pour cela, l’Américain met les technologies du numérique à contribution : car, si le corps futur est digne d’une statue grecque, les alter ego qu’il crée sont comme des prothèses idéalisées des corps d’origine, ou sublimés par un contexte créé de toutes pièces, et donc capables de circuler de manière fluide dans l’éther du virtuel.
Hugo Servanin – Des corps géants
Les « géants » : tel est le nom qu’Hugo Servanin donne à ses créatures anthropomorphes, notamment parce qu’elles prennent part à des systèmes complexes qui les relient les unes aux autres, comme une micro-société inspirée par la mécanique des fluides mesmérienne. Sculpteur, l’artiste de 28 ans se définit aussi comme « architecte » et « chef d’opéra ». Mécanique, biopolitique, austère : en réalité, son univers assume ses différentes facettes, mais sert avant tout à mettre en avant nos interactions, nos interdépendances en tant que corps de plus en plus collectifs, connectés ensemble via des technologies numériques qui nous entrepénètrent. On tient pour preuve une pièce réalisée intégralement en design 3D, aux côtés de Jesse Kanda, afin de donner vie à un corps chimérique, détaché de toute contrainte matérielle.