À l’heure où le numérique est partout, le media artist Franco-Portugais, actuellement exposé à la Condition Publique de Roubaix (Mobilisé.e.s), s’ingénie à déjouer le trop-plein de sérieux de ces technologies qu’il détourne. Au nom de la science, de l’humour et du dialogue.
« Le numérique, c’est une sorte de biologie diversifiée, un système qui favorise l’interconnexion des espèces. Et à bien des égards, c’est un espace public bis. » Attablé autour d’un café dans un salon de thé du centre-ville de Lille, en marge de ses installations exposées dans le cadre de Mobilisé.e.s à la Condition Publique de Roubaix, Filipe Vilas-Boas fait parler sa verve, témoignant d’une réflexion qui sous-tend l’ensemble de son travail, numérique ou non.
Il n’y a pourtant rien d’étonnant à l’entendre tenir un tel propos : depuis le début des années 2000, le Parisien, né en 1981, s’intéresse de près aux questions soulevées par la démocratisation des outils numériques, de même qu’aux possibilités qu’ils offrent. « Lorsque Internet a commencé à investir les foyers du monde entier, rembobine-t-il, je voyais un tas d’artistes se saisir du numérique comme d’une gouache électronique. C’est sans doute une possibilité, mais je ne pouvais pas m’empêcher de penser que ça pouvait également être autre chose, que cet outil était en train de rebattre les cartes, économiques, spirituelles, psychologiques et philosophiques. »
Favoriser l’échange
Ce dont témoigne le parcours de Filipe Vilas-Boas, c’est aussi de la patience dont il faut parfois faire preuve afin de mener à bien chacun de ses projets. Pour le Franco-Portugais, formé au design d’interaction, le point de bascule s’opère en 2017 : après neuf ans de pratique artistique en marge de son travail, l’homme tourne le dos au salariat et décide de se concentrer à 100% sur ses projets. Avec, dès le début, l’envie de brouiller cette fameuse frontière entre le réel et le virtuel, si questionnée par la scène artistique, si inspirante, si persistante. « Au fond, reprend-t-il, cette notion est là depuis des millénaires, ne serait-ce que via le palais de mémoire, cette technique de mémorisation consistant à se créer mentalement un endroit où stocker différents souvenirs, différentes informations. Ce n’est là rien de moins qu’une façon de modéliser des connaissances en trois dimensions, et donc de réaliser une expérience immersive. »
Filipe Vilas-Boas le reconnaît volontiers : « geek sur les bords », il s’éclate à expérimenter différentes techniques, à jouer avec la mythologie et les symboles digitaux, et prend tout autant de plaisir à participer à des tables-rondes ou à animer des ateliers. Logique : il y a chez lui, dans sa personnalité comme dans son art, l’envie de créer un espace de dialogue, de favoriser l’échange, « d’embarquer un maximum de monde » dans les questions qui l’obsèdent. Il poursuit : « Plus j’avance et plus je comprends que l’art se doit d’être un partage. En tout cas, j’ai à cœur d’en faire quelque chose de collectif et le rire est un excellent tremplin. »
Filipe Vilas-Boas met là le doigt sur un terme à même de résumer une grande partie de son travail : l’humour, la dérision, le détournement, dont on retrouve la trace dans plusieurs de ses œuvres. The Punishment, une installation basée sur les lois de la robotique d’Isaac Asimov, dans laquelle un robot exécute une punition préventive au titre de son éventuelle désobéissance future ; L’Entropophhone, une œuvre qui transforme le périphérique en orgue de barbarie, où le passage incessant des voitures sert de partition ; Le poinçonneur de l’IA, une salle de karaoké où le spectateur est invité à reprendre une version parodique du célèbre tube de Serge Gainsbourg, critiquant ainsi les conditions de travail engendrées par l’essor des intelligences artificielles – « derrière lesquelles se cache bien souvent une dégradation vertigineuse de l’emploi. »
Boulimie créative
Parmi la longue liste des projets de Filipe Vilas-Boas, qui reconnaît lui-même avoir toujours quinze idées en parallèle, il y a aussi l’installation basée sur Le Pouce, cette sculpture de César installée à la Défense, permettant de déverrouiller en réalité augmentée le téléphone du sculpteur français afin de découvrir ses photos et de jouer de manière anachronique avec l’histoire et la question de la biométrie. Enfin, il y a Human Beeing, sorte de jardin virtuel où les hommes, coupables d’avoir faire disparaître les insectes colonisateurs de la planète, sont contraints de faire ce travail de pollinisation. Ces deux derniers projets ne sont pas encore finalisés, ou financés, mais qu’importe : ils témoignent d’un cerveau en perpétuelle ébullition, pas du tout inquiet par la menace que pourraient représenter les intelligences artificielles. « La créature qui échappe au créateur, c’est un mythe vieux comme le monde. Et c’est assez logique de s’inquiéter des conséquences possibles à partir du moment où l’on donne vie à une entité. Ma principale préoccupation, c’est de savoir ce que l’humanité va faire du numérique : en espérant que la balance penche du côté du partage et du jeu, plutôt que du côté du contrôle et de la surveillance à outrance. Et accessoirement, je me demande comment son développement va se heurter – comme le reste – à nos limites planétaires. »
À l’évidence, Filipe Vilas-Boas a déjà sa petite idée. Qui repose moins sur des œuvres concrètes que sur des processus à même de mettre en scène les nouvelles technologies – ce virtuel qui, selon lui, serait la véritable « religion du 21ème siècle. ». Et de développer : « Certains de mes projets sont de moins en moins dans la formalisation physique, davantage dans la mise en place d’expériences, de relations. » L’artiste évoque dans la foulée son travail VR, pensé en collaboration avec le milieu médical et consistant en des visites virtuelles de lieux culturels (hôtels particuliers, salle de spectacles, galeries d’art, etc.). L’idée ? Reconnecter les patients au réel, au social, favoriser un travail de spatialisation, de mobilité et de mémoire. Parfois, Filipe Vilas-Boas répète l’exercice dans des prisons ou en banlieue. Avec, dans un coin de la tête, cette ambition qui semble guider son travail et qu’il résume une phrase lapidaire : « L’œuvre d’art, pour moi, c’est une bonne excuse pour se parler. » Le goût du dialogue, encore et toujours.