Est-ce normal que des populations venues d’Afrique, d’Amérique du Sud ou d’Asie doivent se rendre dans une capitale occidentale afin de voir leur patrimoine dans un musée ? À l’évidence, non. D’où la réflexion menée par Françoise Vergès dans son livre, Programme de désordre absolu. Décoloniser le musée : un essai où la politologue et militante féministe remet en cause le musée occidental, rejette les expositions permanentes et avance la nécessité de penser un « post-musée ».
Dans votre livre, vous écrivez que le « musée universel est une arme idéologique ». En quoi symbolise-t-il les inégalités sociales, en même temps une vision partielle de notre histoire commune ?
À l’instar d’autres institutions intégrées au dispositif étatique, le musée a un rôle précis. Ce n’est pas, comme on le présente souvent, un endroit neutre où le beau est rassemblé. C’est un lieu qui joue un rôle prédominant dans la représentation nationale, dans l’éclat que renvoie un pays à l’international. Le Prado, c’est l’Espagne ; le Louvre, c’est la France, etc. Pour comprendre à quel point les musées sont importants dans la réputation de l’Occident, il n’y a qu’à regarder les chiffres : 61% des musées se trouvent au Nord. Ce sont même les plus prestigieux, ceux dont on parle le plus. À l’inverse, on ignore finalement tout de ces institutions au Pérou ou même en Afrique, un continent qui ne possède que 0,8% des musées du monde…
Selon vous, qu’est-ce qui freine une décolonisation massive des musées ?
Il est impossible de décoloniser un musée si le pays où il se trouve ne s’inscrit pas dans la même démarche. Le musée, ce n’est pas juste ce que l’on voit sur les murs, c’est une institution à part entière, parfaitement ancrée au sein de sociétés traversées par des structures sexistes, raciales et patriarcales. C’est pourquoi le musée mérite d’être questionné : il faut savoir pourquoi et comment une collection s’est constituée, connaître le rôle des collectionneurs ou des mécènes privés, s’interroger sur les conditions de travail des gardien.ne.s, du personnel de ménage, des guichetiers ou des guichetières, parfois engagé.e.s en sous-traitance. Surtout, il est important de comprendre pourquoi les Européens s’estiment être les gardiens légitimes et universels de ces œuvres, dans quel but ils ont transformé en « art » des objets utilisés rituellement et de plein d’autres façons par les peuples du monde entier (instruments à corde, vaisselle, armes, tissus, etc). Ce n’est pas mystérieux : sortir une statue de Shiva de son temple pour l’exposer dans un musée, c’est la priver de ses multiples vies et la réduire à un simple morceau de pierre.
Le problème n’est-il pas que les restitutions soulèvent également de nombreuses questions ?
Oui, et cela parce qu’elles se font généralement entre deux États, sans que le peuple ne puisse profiter de toutes ces richesses… Et puis, à chaque fois, cela demande un long processus car il faut créer une nouvelle loi afin de rendre possible la restitution de ces objets. Mais il faudrait surtout contacter des experts locaux afin d’en identifier les origines, établir un dialogue avec les communautés concernées afin de savoir si elles veulent les récupérer et, si oui, comment elles comptent s’y prendre. Ensuite, vient également la question des conditions et des coûts de restitution imposées par les anciens colons, qui a bien souvent tendance à rebuter les prétendants. À Vancouver, par exemple, les responsables d’un musée des peuples amérindiens ont souhaité entrer en discussion avec différentes communautés, mais se sont retrouvés face à plusieurs problématiques : quand certaines communautés refusaient de traiter directement avec le musée, d’autres ont préféré que les objets soient retirés ou mis à leur disposition le temps d’un rituel.
Dans votre livre, vous parlez de la nécessité de penser un « post-musée ». À quoi ressemblerait-il ?
Il faudrait qu’il soit très souple, très ouvert, dépourvu de collections fixes et coûteuses. Il faut en faire un lieu collectif, égalitaire, qui raconte des histoires ne pouvant pas être similaires selon que l’on se trouve en Guadeloupe ou en Algérie. Au Mozambique, par exemple, une camionnette fonctionnant à l’énergie solaire se déplace de ville en ville avec des œuvres en son sein. C’est une démarche intéressante, qui fonctionne et qui me paraît plus souple, plus accessible. En France, toutes les décisions sont encore prises du haut vers le bas. Selon moi, c’est une erreur : le post-musée se doit d’être plus démocratique, quitte à être éphémère ou ambulant.
De nombreux artistes issus du numérique s’intéressent ces dernières années à cette question de la décolonisation. Les musées virtuels ne formulent-ils pas une volonté de rebattre les cartes de l’exposition muséale ?
Oui, en un sens. Mais la création de ces lieux pose d’autres questions : qu’en est-il du système d’exploitation du cobalt mis en place par les entreprises minières afin d’exploiter les sols d’Afrique ? Dans quelles conditions travaillent tous ces Africains ? Est-ce que tout le monde, aujourd’hui, a réellement accès au virtuel ? Je pense que les arts numériques peuvent remédier à certaines inégalités, éclairer certaines réalités sous un autre jour, mais je pense aussi que l’on doit apprendre à mélanger tous les arts. Il faut favoriser le sensible, pas simplement questionner le regard. Il faut développer un art qui ne soit pas juste de l’animation ou du divertissement, mais bien une création au service de l’imagination.
Les galeries NFT, le métaverse, les lieux immersifs : pensez-vous que ces nouveaux dispositifs puissent rééquilibrer le dialogue entre l’Occident et le reste du monde ? Faire entendre d’autres voix, faire résonner autrement le patrimoine de certains pays trop longtemps tenus à l’écart de la grande histoire de l’art ?
Oui, ces lieux peuvent également contribuer au processus de décolonisation. Mais les mêmes questions se posent : ces technologies seront entre les mains de qui ? Leur accès est-il facile ? Vont-ils favoriser la multiplicité des récits ? Ces technologies doivent s’inscrire dans un processus démocratique tourné vers l’émancipation. Car, lorsqu’on présente de la digitalisation des œuvres comme d’une solution pour les pays du Sud, il faut tout de même rappeler qu’il existe, dans certains musées, une privatisation de la digitalisation entraînant des coûts de copyrights pour les personnes souhaitant s’en saisir. Qui détient ? Comment ? Encore une fois, on en revient à cette question de propriété, comme à celle du pouvoir.