Si le monde de l’art est déjà majoritairement masculin, lorsqu’il se digitalise, les femmes peinent encore plus à se faire voir. Pourtant, aucun doute : elles sont bien présentes. Le collectif Gxrls Revolution, fondé en mars 2022 par JessyJeanne et Annelise Stern, s’assure de la diffusion de leurs travaux et milite pour offrir une tribune de qualité aux femmes artistes et aux minorités de genre. Rencontre avec des passionnées qui comptent bien ne pas rester sur le carreau.
« Lors des évènements, des vernissages, des expos, on voit bien qu’il y a rarement des artistes non masculins. Pourtant, quand on pose la question, la surprise laisse vite place au bégaiement accompagnant l’éternel : « On ne regarde que le talent ». Mais pourquoi, moi, j’arrive à avoir plein d’artistes talentueuses dans mes wallets, alors qu’en expo la tâche semble si ardue ? » Collectionneuse de NFT depuis 2021, la créatrice de contenu Marie-Odile Falais a rencontré l’entrepreneuse et fondatrice de la galerie ART GIRLS GALERIE, Annelise Stern, et JessyJeanne, artiste et collectionneuse active dans le web3, sur Instagram, aux prémices de leur projet. Lequel part d’un constat, très simple et pourtant injuste : les artistes femmes sont trop peu visibles au sein de la blockchain.
« On trouvait qu’il n’y avait pas assez de filles, alors on a commencé à organiser des workshops NFT à destination des artistes et des collectionneuses, explique Annelise. Très vite, on a eu l’idée de lancer quelque chose pour mettre en avant les artistes femmes présentes dans le Web3. Au début, on voulait juste faire une liste de 100 artistes femmes. Et puis ça a pris de l’ampleur… On s’est dit que ce n’était pas suffisant. On a alors proposé à Marie-Odile, Joséphine Louis et Léa Duhem de se joindre à nous afin de choisir les artistes et de rédiger ce catalogue. En fait, on n’avait pas trop réfléchi à ce que l’on voulait faire, on n’avait pas de plan… Puis, un jour, on a publié en libre accès ce catalogue de plus de 280 pages. » Depuis, Gxrls Revolution multiplie les actions avec notamment l’élaboration de plusieurs expositions, la dernière en date ayant eu lieu en juillet 2023 à la Galerie IHAM.
L’union fait la force
Si les liens entre les cinq jeunes femmes se font d’abord via les réseaux sociaux, c’est lors des Arts Market Days, organisés par le Quotidien de l’Art au Centre Pompidou en 2021, qu’elles se rencontrent enfin. La collaboration paraît alors évidente. Léa Duhem, jeune diplômée spécialiste de l’art et de la technologie, raconte. « On partage toutes les cinq le goût de l’art, un intérêt commun pour l’utilisation de la blockchain pour l’art et son marché, une vision similaire du milieu, ainsi que les mêmes craintes et envies. (…) On était toutes conscientes des défaillances de l’Histoire de l’Art et du marché de l’art concernant les artistes femmes perpétrées au cours des siècles précédents. Aussi, on voyait le schéma se reproduire dans le milieu des NFT. La spécificité de la blockchain, c’est d’être un milieu à la jonction de la tech et de la finance – des espaces a priori plus masculins que féminins, pour différentes raisons sociologiques. (…) L’intérêt de mettre en lumière les artistes femmes, c’est d’abord de les soutenir, de valoriser leur travail – grâce à nos compétences et à ce que l’on met en œuvre -, mais aussi d’offrir des ‘role models’ à celles qui en auraient besoin. »
« Ce n’est pas parce que l’on met en lumière le travail d’artistes femmes que l’on éteint la lumière autre part. »
Cette collaboration fructueuse met à profit les différentes compétences de chacune des protagonistes. « Nous respectons toutes la vision d’Annelise et de Jessy, précise Léa. Pour autant, nous proposons toutes nos idées et nous élaborons les projets conjointement. Enfin, on conserve une liberté totale concernant le choix de nos artistes. Le fait d’être cinq, avec une approche différente de l’écosystème, nous permet d’offrir une vision variée de l’espace et de solliciter nos réseaux respectifs. C’est pour moi l’une des forces de ce projet, et une des raisons pour lesquelles j’aime travailler avec elles. On apprend les unes des autres et on s’entraide, bien au-delà de Gxrls Revolution. »
Toutes très actives sur les réseaux sociaux, les cinq superhéroïnes se servent de leurs plateformes pour sensibiliser les amateurs de crypto-art au manque de visibilité des femmes et des minorités de genre. Joséphine Louis, curatrice d’art numérique indépendante et fondatrice de la Funghi Gallery, complète. « Notre réseau fait notre force. Nous sommes 5 curatrices d’arts numériques. Ensemble, nous arrivons à faire venir plus de 300 personnes à chacun de nos événements. Ce sont systématiquement des visages nouveaux venant du monde de l’art ou de la tech. (…) Notre collaboration s’articule autour de l’échange et de l’entraide, avec pour objectif commun de mettre en lumière des femmes artistes numériques et de vendre leur travail. Les fondatrices et les curatrices apportent leur réseau de collectionneuses et collectionneurs, font profiter de leur veille artistique, leur compétence en matière de communication, participent à la recherche de sponsors, à la scénographie et à l’écriture des textes de commissariat d’exposition. »
Se faire une place à la table des garçons
Pour ne plus reproduire les manquements de l’Histoire (et pas uniquement celle de l’Art), il faut en déployer des moyens. Longtemps mises de côté, les femmes tentent aujourd’hui de s’émanciper, tout en gardant des séquelles de ces siècles d’invalidation. « Je me suis rendue compte qu’il y avait des personnes bien moins compétentes que nous qui avaient beaucoup plus de confiance en elles pour bâtir des projets sur pas grand-chose… », tacle Marie-Odile. Et de poursuivre : « J’ai été très heureuse de l’accueil réservé à nos expositions, mais quand j’y repense, j’ai aussi été surprise du profond dérangement provoqué par la sortie de notre catalogue. Gxrls Revolution n’est d’aucune manière un projet qui enlève quoi que ce soit au travail et au talent d’autres artistes. Pour le dire de manière imagée, ce n’est pas parce que l’on met en lumière le travail d’artistes femmes que l’on éteint la lumière autre part. »
Une déception partagée par Léa, qui nous confie : « Lors de la sortie du catalogue, on a reçu beaucoup de soutien et de messages positifs, mais il y a aussi eu des critiques. Ce qui m’a surpris c’est que, malgré le caractère éducatif du contenu partagé, malgré toutes les précautions que l’on a prises pour expliquer les choses et se justifier, les arguments étaient les mêmes qu’avant. Le discours n’avançait pas, comme si certaines personnes s’insurgeaient, sans même avoir pris la peine de consulter notre travail. » Survient alors une question : comment briser le plafond de verre quand celui-ci s’est transformé en un mur de béton armé ?
Pour les membres de Grxls Revolution, la confiance en soi est favorisée par l’esprit de groupe. Pas question ici de briller en solo, mais bien de fédérer autour du simple fait d’être une femme dans le monde de l’art, que l’on soit artiste, curatrice, collectionneuse ou amatrice. Et ce, sans jamais avoir peur de s’asseoir à la table des garçons. Léa se félicite : « Je suis professionnellement entourée d’un bon nombre de femmes, qu’il s’agisse d’entrepreneuses ou d’artistes. Elles semblent être de plus en plus nombreuses, visibles, et leur travail reconnu et accueilli. »
« Le prix des œuvres des artistes femmes, y compris dans le Web3, reste majoritairement inférieur à celui des hommes. »
La spécialiste reprend son souffle, puis remet une pièce dans le jukebox : « Ces derniers points sont importants car nous savons que les femmes dans l’art ont toujours été là ; c’est la reconnaissance et la valorisation, notamment financière, qu’il manquait. Le prix des œuvres des artistes femmes, y compris dans le Web3, reste majoritairement inférieur à celui des hommes. C’est aussi l’un des combats que l’on mène avec Gxrls Revolution : valoriser le travail des artistes avec qui l’on collabore afin de contribuer à la hausse de leurs prix afin de leur permettre une reconnaissance sur le marché et contribuer, à notre échelle, à leur carrière. »
Léa est alors rejointe par Annelise : « Les artistes femmes sont moins visibles, moins exposées et moins cotées. Pareil pour les femmes entrepreneuses, qui sont moins visibles et moins financées.(…) Vous pouvez donner des millions à une mauvaise équipe, ils n’en feront rien. Je pense que Gxrls Revolution est une bonne équipe. Avec 2 000€, on parvient à monter des projets très chouettes ! Le Web3 nous amène à côtoyer beaucoup de start-up et d’entrepreneurs. On ne voit pas ça dans des études d’Histoire de l’art ! Je pense que ça nous aide à nous décomplexer vis-à-vis de la question économique : on constate que beaucoup de projets peuvent lever de l’argent – beaucoup d’argent -, et faire n’importe quoi avec. S’ils arrivent à le faire, alors pourquoi on se priverait d’aller réclamer de l’argent à notre tour ? D’autant que cela ne serait certainement pas pour le jeter par les fenêtres. »
Toujours dans un but de valorisation du travail des femmes et de démocratisation du Web3, les filles de Gxrls Revolution utilisent ces moyens financiers pour organiser des talks, des cocktails, mais aussi des workshops d’initiation à l’ouverture de wallet. « Des curieux et des amateurs d’art sont venus participer à nos workshops, au cours desquels nous avons créé plus de 10 wallets. C’est long et fastidieux, mais c’est nécessaire. Surtout, c’est une grande réussite pour nous d’apporter de la confiance aux personnes non initiées, de réussir à convertir le grand public ! », explique Joséphine. Alors, que pouvons-nous espérer de plus pour cette bande déjà bien engagée ? « D’autres expositions, conclut Marie-Odile. La prochaine, d’ailleurs, arrive le 21 septembre, mais je souhaite surtout que l’on place les œuvres d’artistes talentueuses dans de belles collections ». La date est notée.