Comment une marque s’aventure-t-elle dans la réalité virtuelle tout en étant en symbiose avec son ADN ? C’est la question que l’on a posée à Lena Novello, fondatrice d’Infinity M3TA, un studio de mode qui invente des façons, immersives et interactives, de propulser l’industrie du vêtement dans le Web3. Au programme : fascination technologique, ASMR visuelle, environnements 3D et questions éthiques.
Infinity M3TA, en quelques mots, c’est quoi : un studio prospectif, une agence de créatifs… ?
Lena Novello : Au départ, on avait lancé Infinity M3TA comme un studio de réflexion sur les nouvelles tendances dans le virtuel et la mode. Aujourd’hui, on se situe davantage dans l’action, la production de campagnes, de visuels virtuels… On a beaucoup de clients mode (LVMH, Paco Rabanne, Hermès, Nike, Marine Serre, Pull&Bear…) à qui l’on propose des stratégies complètes. Souvent les marques viennent avec des idées un peu vagues et n’ont pas le vocabulaire, la vision ou les outils pour concrétiser leur pensée. Notre rôle est donc de mettre en avant le storytelling dans la genèse de chaque projet. Quand tu fais du Web3, ça ne fonctionne pas comme une campagne classique où tu as juste à poster du contenu en feed Instagram ; tu dois créer de l’interaction avec des communautés en ligne.
En quoi le passage au virtuel est-il aussi intéressant pour la mode et le luxe ?
Lena Novello : Le design immersif, la 3D, le « Metavers » … Tous ces outils existants permettent de décupler la créativité. Le problème de cette intersection fashion/digital, c’est qu’elle se trouvait encore, il y a peu, dans ce qu’on appelle l’innovation. Et cette phase n’est pas la plus créative… Ainsi, le passage du réel au virtuel a pu provoquer quelques déceptions, surtout au début. À un moment, une tendance a incité tout le monde à vouloir immédiatement un projet 3D sans prendre en compte les contraintes. Or, ce n’est pas parce que tu produis en 3D que tu as juste à cliquer sur un bouton pour que tout s’anime par magie… C’est hyper artisanal. Mais je pense que les marques ont quasi toutes eu une mauvaise expérience et qu’aujourd’hui, elles sont prêtes à se lancer pour de bon.
D’un point de vue personnel, qu’est-ce qui te plaît tant dans les esthétiques virtuelles ?
Lena Novello : Quand j’étais étudiante en arts, j’avais une fascination pour les liquides en motion, les processus de métamorphose. C’est un peu de l’ASMR visuel, en fait. Il existe justement des logiciels permettant de créer des effets de décomposition, de fragmentation, de vaporisation… Je pourrais regarder cela pendant des heures, c’est limite hypnotique. Aussi, je trouve dommage qu’on associe automatiquement la 3D à des esthétiques spécifiques, comme des univers post-apocalyptiques ou futuristes. Il y a plein de possibilités qui existent en dehors de ces registres. Cela permet avant tout d’amplifier du réel, des réflexions sur le monde, de pouvoir créer des transformations de textures… Chez Infinity M3TA, par exemple, on reconnaît être fascinés par le paradoxe de l’objet artificiel qui semble plus réel que le vrai. D’où notre volonté de prôner l’hyperréalisme.
Tu parlais de storytelling. En quoi ça consiste précisément ?
Lena Novello : Dans le métavers, ce qui est intéressant c’est qu’il y a la possibilité de jouer avec des niveaux et de les romancer. Ce qui explique pourquoi j’aime tant parler en chapitre, mais aussi pourquoi j’apprécie le concept de « Metafilm ». On a récemment produit un film pour une marque de luxe où on pouvait aller du chapitre 3 au chapitre 2, puis du chapitre 1 au 3 via des passages spatio-temporels qu’il était seulement possible de designer grâce au coding nouvelle génération qu’offrent les plateformes Meta.
Je ne sais pas si tu vois Bandersnatch, le film interactif sorti avec la série Black Mirror ? Il donne une idée assez claire des outils que l’on peut utiliser : choisir la direction d’un scénario, s’arrêter sur un élément, un personnage… Par exemple, on peut cliquer sur un look qui apparaît pour accéder à des détails, et avoir la possibilité de le commander.
Comment peut-on bousculer les carcans de la création 3.0 ?
Lena Novello : En valorisant l’expression artistique… En mars, j’ai organisé avec Infinity l’exposition METAFORMS à L’Espace Sylvia Rielle, Place des Vosges. L’idée était de mettre en avant tous les artistes avec lesquels on travaille quotidiennement en les exposant par le prisme de leur création artistique. On a voulu montrer un peu la genèse, la matière première de leur pratique… Il y avait à la fois des artistes IA, des artistes qui créent des expériences de VR ou, plus étonnant encore, des artistes issus de la 3D qui reviennent à la peinture et à la sculpture. Je pense vraiment qu’il ne faut pas séparer la 3D du reste des formes artistiques.
Par exemple, nous proposions au public une œuvre du photographe de mode Hugo Comte, produite en collaboration avec Mu Kepzo, un artiste IA. Ensemble, ils ont créé un objet hybride, 50% photographie, 50% IA. C’est cette fusion des formes d’arts qui créent le futur. L’une ne vient pas remplacer l’autre, elles peuvent simplement fonctionner en harmonie et augmenter les possibilités artistiques.
Ne crains-tu pas que le réel et le fantasme en arrivent pour de bon à trop se confondre ? Que l’on finisse par rejeter le premier, ses corps, ses défauts… ?
Lena Novello : Les technologies ont beau être très avancées, le regard humain reste irremplaçable. Aujourd’hui, lorsque tu produis un avatar, même si Meta Humans (Unreal Engine 5) a bouleversé le réalisme de design de personnages, il est toujours compliqué de retrouver un aspect 100% humain. Il y a tellement de points et de facteurs qui déterminent l’humanité d’un visage… C’est encore un challenge pour nous de réussir à recréer des avatars hyperréalistes.
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À mes yeux, ça fait davantage sens de fusionner le réel et le virtuel dans le processus de production, ne serait-ce qu’en filmant de vrais mannequins dans des environnements 3D. J’aime beaucoup ce mix, qui permet de retrouver l’aspect social, de travailler avec des « vrais » humains, de sortir du côté un peu solitaire et très technique de notre métier.
Penses-tu que ces nouveaux visuels reformulent nos codes vestimentaires, et plus largement nos façons d’aborder nos apparences et identités ?
Lena Novello : Se dire que nous allons tous avoir un avatar à habiller avec des vêtements virtuels dans un métavers, ce n’est pour moi ni réaliste, ni souhaitable. Cela correspond à une vision un peu archaïque du futur, et je pense qu’il faut la déconstruire. Ce n’est pas parce que c’est un rêve vendu par certaines grandes boîtes que c’est nécessairement ce qu’il va se passer, notamment si les gens n’en ressentent pas l’envie. Personnellement, j’aime voir ces nouvelles technologies comme de nouveaux pinceaux permettant d’écrire et dessiner nos histoires, nos identités, nos personnalités. L’IA MidJourney, par exemple, donne une idée de la puissance de ces outils. Avec cette IA, tout le monde a pu développer un avatar hyper réaliste, une interprétation de soi dans un contexte que l’on peut choisir, très intéressante comme forme d’appréhension par chacun de son portrait. Même si elle signe une révolution dans l’accessibilité au design d’images par le plus grand nombre, parfois très drôle et innovante, cela soulève beaucoup de questions d’éthique et de propriété intellectuelle.
Sachant cela, peut-on dire que le style et l’éthique sont conciliables ?
Lena Novello : En automne 2021, les États membres de l’UNESCO ont adopté la Recommandation sur l’éthique de l’intelligence artificielle, le tout premier instrument normatif mondial sur le sujet. On travaille nous-même avec des avocats spécialisés dans ces questions, on connaît les structures légales existantes même si elles sont encore très floues. On vient conseiller les marques sur des questions d’éthique, mais aussi d’esthétique. Par exemple, quand je sens que ça ne va pas fonctionner par rapport au message ou à l’objectif premier, il m’arrive de dire : « Non on ne fait pas d’avatar ». Il faut recalibrer du désir, que celui-ci soit représentatif de ce que les marques veulent vraiment raconter, éviter qu’elles se perdent dans des esthétiques génériques. On se bat vraiment contre ça : sortir des clichés liés au métavers. Les remettre sur un créneau plus edgy, en phase avec les nouveaux challenges éthiques de nos sociétés.