Avec sa lumineuse installation Lux Domus, récemment présentée lors de la dernière édition de la Biennale Chroniques, le jeune designer catalan Josep Poblet continue d’entrouvrir une lucarne sur un travail très personnel autour de la lumière, prise à la fois comme matériau et outil de convergence mémorielle. Rencontre avec un artisan de méthodologie et d’esprit, puisant son inspiration dans la simplicité des formes et dans ses propres racines.
Être un artiste numérique aujourd’hui ne sous-entend pas forcément de céder exclusivement aux sirènes du modernisme technologique. En Catalogne, de Gaudí à Barba Corsini en passant par le plus jeune designer Alvaro Catalán de Ocón, la tradition et la filiation à une conception low-tech et à des processus de fabrication artisanaux demeurent une marque de fabrique locale. C’est aussi, à n’en pas douter, une manière de rester connecté à des thématiques familières. Un principe qui colle encore à des créateurs plus actuels, pourtant parfois labellisés « artistes numériques », comme le designer Josep Poblet.
« En général, j’aime travailler avec des choses que je comprends, plaide-t-il. Avec les technologies informatiques actuelles et leurs dérivés (CGI, IA, etc.), vous pouvez produire des choses bluffantes, obtenir des résultats esthétiquement fascinants mais, en tout cas pour moi, il y a quelque chose d’inachevé, dans le sens où je ne parviens pas à comprendre comment les choses fonctionnent pour obtenir le résultat final. En tant que designer, comprendre le processus de mon travail est fondamental. Je ne suis pas opposé à la technologie numérique, mais je lui reproche parfois une certaine opacité. Je l’utilise donc comme un simple outil, jamais comme un instrument de finalité. J’aime trop les process, les erreurs et les impasses qui obligent à revoir sa copie. »
De facto, le designer Josep Poblet se révèle être un artisan touche-à-tout, capable de construire dès son enfance – pas si lointaine, il est né en 1994 – d’ingénieux petits dispositifs pour ouvrir et fermer les portes, ou piéger des lapins, mais aussi de débuter un cursus d’études en économie, puis en musique, avant de se tourner vers le design et des considérations terriennes plus proches de sa famille. « Beaucoup de choses dans ma manière de travailler procèdent de mes influences familiales, explique-t-il. Mes deux grands-parents étaient manuels, l’un agriculteur, l’autre travaillait dans l’outillage mécanique. Dans les deux cas, leur métier s’appuyait sur une relation de cause à effet où le lien entre l’action de travail et le résultat (la récolte, l’obtention ou la modification d’une pièce mécanique) était très proche, aisément notable et physiquement palpable ».
Passage au studio de design Jordi Canudas
Cette matérialité si chère à Josep Poblet s’est curieusement focalisée dans son travail de designer sur un support pas forcément très « matériel » au départ : la lumière. Dans son atelier de Vila-Seca, sa ville natale, où il a finalement rapatrié son studio depuis la capitale barcelonaise, le concepteur façonne donc des installations aux fonctionnalités très lumineuses. « Mon intérêt pour la lumière a surgi quand j’ai commencé à travailler au studio de Jordi Canudas en 2021 (célèbre designer de l’école catalane, spécialiste de la conception de luminaires dans son studio fondé en 2007, ndr). La lumière est un élément central de nombre de ses designs et il a donc développé un large savoir à ce sujet. Mon rôle dans son studio était celui d’un assistant, mais j’ai très rapidement joui d’une grande liberté de créer. J’ai pris cela comme un jeu, effectué avec pas mal d’éléments matériels présents au studio, du bois, du plastique, des éléments composites fabriqués, pour les mixer avec la lumière. J’ai donc appris à traiter la lumière comme un matériau, en bénéficiant aussi des méthodologies de Jordi, qui sont très low-tech et qui s’appuient toujours sur l’expérimentation du résultat par soi-même, c’est-à-dire sans se baser sur des résultats ou des études importés. Cette façon de travailler est très constructive, d’autant plus que la lumière est une matière difficile à travailler. Il faut vraiment comprendre comment elle se comporte pour la contrôler. Et pour cela, il faut maîtriser toutes les étapes du processus de design. »
« Il faut vraiment comprendre comment la lumière se comporte pour la contrôler. »
Le travail de Josep Poblet au sein du studio de Jordi Canudas l’a notamment amené à œuvrer sur des lentilles optiques, comme sur le projet Light Meets Chocolate (créé en 2022 pour le Llum BCN festival), un projet plutôt alambiqué mettant en scène une ampoule incandescente de 100 W venant cuisiner/chauffer du chocolat. « Jordi était fasciné par le grand pouvoir de cuisson de la lumière et “Light Meets Chocolate” est en fait la suite d’un de ses vieux projets, intitulé “Chocochandelier”, s’amuse le jeune trentenaire. La nouvelle version augmentait donc le dispositif de trois grosses lentilles placées juste devant le point de mélange du chocolat, pour permettre une captation visuelle et une projection en noir et blanc sur grand écran de ces gouttes de chocolat en train de verser ». Pour un résultat que le public était invité à goutter en temps réel !
Ce type de travail collaboratif a été très instructif pour Josep Poblet, au point qu’il continue aujourd’hui de s’associer à d’autres agences de design Barcelonaises (comme le studio Antoni Arola) ou créateurs, en particulier sur des systèmes mécaniques ou automatiques d’installations lumineuses. « “Light Meets Chocolate ”a été une grande expérience, notamment dans l’idée de garder l’esprit ouvert à toutes les possibilités quand on fait du design, se souvient-il. Nous appréhendions la lumière sous une approche très inhabituelle, si bien que nous devions y développer une méthodologie originale, un peu comme des scientifiques cherchant à comprendre les interactions entre intensité lumineuse, température et vitesse d’écoulement du chocolat. »
Analyste de la lumière
Cette expérience très pragmatique a eu une forte incidence sur les premiers travaux personnels de Josep Poblet avec la lumière. Comme lors de son installation Refractive Dispersion System, pensée comme un banc test d’analyse confrontant la lumière et différentes surfaces (plastiques, métalliques, argileuses, aqueuses). « La lumière peut être approchée de bien des façons pour obtenir tout un tas de résultats, note-t-il. La projeter crue, c’est-à-dire sans altération, ou filtrée avec des couleurs, des ombres, permet d’obtenir des réflexions qui varient en fonction du type de surface. “Refractive Dispersion System” est un dispositif combinant une source lumineuse, une plateforme rotative et une lentille optique : la structure a été conçue pour changer automatiquement les distances et les angles entre la lumière et les surfaces, permettant ainsi une analyse très précise de la réflexion de la lumière sur chacune d’entre elles. La lentille, synchronisée avec l’angle du faisceau lumineux, vient amplifier l’image en la projetant sur le mur, agissant comme l’agent d’agrandissement d’un microscope. En fonction des surfaces, on peut ainsi parfois obtenir des séparations de couleurs sous la forme d’un petit arc-en-ciel. »
Cette poésie de la diffraction lumineuse sur différentes surfaces a permis à Josep Poblet d’aiguiller son travail autour de la lumière dans différentes directions, et à travers différentes installations. Avant même Refractive Dispersion System, il avait ainsi créé le dispositif Portable Lighthouse System pour le Musée MACVAC de Castelló, un système inspiré des phares marins et étudiant le mouvement de la lumière. « Je trouvais insolite de placer ce petit phare portatif sur la terrasse du musée, non pas pour guider les bateaux, la mer étant bien trop loin, mais pour signaler le musée aux passants nocturnes, se remémore-t-il. À l’aide d’une ampoule de 1000 W, cela créait une forme d’équivalence entre la balise de sauvegarde du phare et la balise culturelle que représente symboliquement un musée ».
Dernièrement, son approche de la lumière évolue encore. À l’image de sa récente installation Un Dia Al Mas (2024), où un soleil composé de nombreux LEDs se voit suspendu par un câble et déplacé à travers l’espace d’une salle, incarnant ainsi son tracé quotidien dans le ciel. Au sol, une petite maison, des arbres et un paysage bucolique accueille sa lumière, tandis que des bruits d’insectes et de travaux agricoles sont recréés à travers un système d’enceintes. « Les spectateurs sont invités à parcourir cette restitution que le soleil met dix minutes à parcourir, comme un cycle allant de son lever à son coucher, précise Josep Poblet. C’est comme une journée condensée en dix minutes, une reproduction en intérieur d’une journée agraire typique. »
Lux Domus : ballet lumineux hypnotique
Ce projet résume sans doute une approche essentielle de l’étude de la lumière vue par les dispositifs de Josep Poblet : une forme de simplicité et une approche du naturel, du beau, saisie dans sa dimension la plus épurée, mais aussi dans une forme de restitution quasi-mémorielle. Évidemment, il en va de même pour sa pièce désormais la plus célèbre, Lux Domus, récemment présentée dans le cadre de la Biennale Chroniques, mais créée au préalable pour l’édition 2024 du festival Llum BCN. Présentée dans le grand écrin rectangulaire d’ancienne usine de La Manufacture d’Aix-en-Provence, la pièce de Josep Poblet – un parterre de sculptures-totems cinétiques dont les panneaux supérieurs se meuvent mécaniquement pour libérer leur lueur centrale – y opérait un étrange ballet à la luminosité hypnotique, qui renvoyait également à l’œil de son créateur. « Lux Domus est né de la rencontre d’une découverte technique – en l’occurrence l’incurvation de la lumière par l’usage de lentilles de Fresnel – et d’un souvenir personnel de mon enfance ».
« On ne sait pas vraiment ce qui se passe dans un ordinateur, alors que quand une corde tire une boite en bois, on comprend immédiatement ce qui se passe. »
En effet, si l’activation du dispositif est un exploit technique, avec la conception de cet ensemble de cent poteaux coiffé d’une lumière LED armée de quatre lentilles, mais surtout d’un mécanisme cinétique de 36 pièces pour chaque mat (soit un total impressionnant de 36 000 pièces à intégrer manuellement, nécessitant trois mois de répétition intense pour parfaire cette chorégraphie), l’idée source demeure une expérience d’enfance de Josep Poblet, qui renvoie inconsciemment à la nature paisible, presque méditative, spirituelle, voire ésotérique, de l’installation. « Lux Domus est basé sur un sentiment très fort que j’ai eu lors d’un moment passé dans mon enfance dans l’église du village de ma mère dans les Pyrénées, rembobine-t-il. L’église était construite en béton, dans une forme qui était loin d’être classique à l’époque. Elle était souvent vide et offrait une étrange sensation intérieure, avec juste quelques petites lumières allumées. C’est un sentiment que je retrouve encore aujourd’hui quand j’y retourne, celui d’être curieusement à l’abri, comme protégé par la nature massive, solide, de son architecture. Je relie d’ailleurs désormais cette expérience à la façon dont je comprends l’architecture dans son ensemble. Quelque chose qui a été créé par l’homme, non seulement pour y manger, dormir ou s’y reproduire, mais aussi pour y développer des besoins plus avancés de raison et de spiritualité. C’est ce sentiment profond que j’ai voulu stimuler avec “Lux Domus”. »
Aller au-delà du numérique
Fondamentalement, c’est bien ce sentiment que Lux Domus transcende, derrière la savante horlogerie numérique, qui ouvre et ferme les quatre lentilles lumineuses de chacun des cent mâts en suivant un cycle d’une minute d’ouverture toutes les trois minutes. En fonction de cette modification géométrique de l’espace ainsi contrôlée, se fait et se défait une véritable architecture mouvante de lumières, laissant paraître et disparaître des arches scintillantes qui toisent l’installation, et donnent une curieuse inflexion organique et cybernétique à l’ensemble.
Car oui, Lux Domus fonctionne bien comme une installation numérique, puisque le mouvement des lentilles est contrôlé par neuf contrôleurs Arduino, programmé par l’artiste. Mais on devine bien que pour Josep Poblet, l’essentiel est ailleurs, loin de cette technologie numérique qu’il qualifie lui-même de « cryptique ». « C’est probablement pour cela que mes dispositifs tendent le plus souvent à être dépouillés, presque nus, assène-t-il. On ne sait pas vraiment ce qui se passe dans un ordinateur, alors que quand une corde tire une boite en bois, on comprend immédiatement ce qui se passe. J’aime cette simplicité de procédure, en particulier dans le monde complexe dans lequel on vit aujourd’hui. J’aime la beauté des choses simples et des objets dont on saisit naturellement la fonction première qui les anime. »