Invitée à prendre le contrôle de la 46e édition de notre newsletter éditoriale, en tant que rédactrice en chef invitée, Justine Emard se prête ici à l’exercice de l’interview. Et se raconte : ses débuts aux Beaux-Arts, l’importance de ses résidences artistiques, son approche presque scientifique de la création, son rapport au temps ou au médium technologique, son rôle de Directrice Artistique pour l’exposition du Pavillon de la France – Exposition universelle d’Osaka 2025… Clairement, l’artiste parisienne est à l’image de son œuvre : plurielle et réfléchie.
Il y a quelques jours, tu donnais une performance de Live Dream au Musée des Confluences à Lyon, dans le cadre de l’exposition Le temps d’un rêve. D’où est venue ce goût pour le spectacle en temps réel ?
Justine Emard : C’est un aspect de mon travail que j’explore depuis que je suis diplômée et que j’ai été happée par hasard par le monde du théâtre. Depuis une dizaine d’années, même si on le sait peu, une partie de ma carrière a toujours été connectée aux arts vivants. D’ailleurs, je fais beaucoup de mise en scène ces derniers temps, que ce soit aux côtés des musiciens de TM+ (Diffractions) ou pour l’exposition universelle d’Osaka 2025. D’un point de vue typologique, cette dernière ressemble d’ailleurs plus à une mise en scène théâtrale qu’à une exposition, dans le sens où il faut quand même représenter un pays, appuyer des valeurs, intégrer des mécènes, etc.
Dans un texte écrit pour la newsletter éditoriale, où tu reviens en longueur sur les coulisses de cette exposition universelle, tu dis que ce projet a pris forme il y a maintenant trois ans. Comment cette opportunité s’est-elle présentée à toi ?
Justine Emard : Ce qui a joué en ma faveur, c’est probablement la singularité de notre candidature. D’un côté, il y a ma volonté d’axer l’exposition sur la narration et la nécessité de l’incarner dans des formes ; de l’autre, il y a l’expérience de GSM Project, qui a l’habitude de créer des projets immersifs pour les musées et qui a cette vision grand public. Une exposition universelle, ça se rapproche quand même plus de l’attraction que d’une exposition d’art contemporain. Il faut avoir cette donnée en tête, penser l’événement dans sa dimension internationale. Et sur ce point, on peut dire que l’on cochait toutes les cases, entre GSM Project, qui est basé au Canada, et moi, installée en France mais très connectée avec le Japon.
Une exposition universelle, c’est aussi une présentation des savoirs et des avancées, à la fois technologiques et scientifiques. Ce croisement correspond parfaitement à ta démarche artistique, non ?
Justine Emard : Oui, et c’est aussi pour ça que les résidences artistiques, comme celle que j’ai pu faire au ZKM, sont hyper importantes. C’est l’occasion d’interagir avec des scientifiques ou des universitaires, et donc de prendre le temps de réfléchir à son travail, de créer des connexions avec différentes théories, différents concepts. Prochainement, je vais entrer en résidence à la Villa Albertine avec la même idée : collaborer avec le laboratoire du MIT, via le programme « Fluid Interfaces », et plonger pleinement dans les interfaces cerveau-machine.
« Le langage de l’art, c’est de suggérer, de donner des images, des métaphores et des formes qui vont parfois dépasser les concepts initiaux. »
David Lynch, avec qui tu partages un même attrait pour les rêves et ce qu’ils révèlent de l’inconscient, disait se voir comme un scientifique de la condition humaine. Un scientifique qui, plutôt que de savoir et de raisonner, sentait et ressentait. As-tu la même impression ?
Justine Emard : Oui, dans le sens où j’aime un projet pour ce qu’il va laisser en suspens, ce qu’il va laisser à l’intuition ou à l’imagination. L’idée, ce n’est jamais de tout dévoiler ou d’afficher des textes partout sur les murs pour expliquer la démarche. Dans ce cas, il n’y a plus de magie, plus aucune projection possible. On vit dans un monde où on a besoin de tout expliquer, où on veut tout comprendre et analyser. Or, le langage de l’art, c’est de suggérer, de donner des images, des métaphores et des formes qui vont parfois dépasser les concepts initiaux.
D’où, j’imagine, cet intérêt chez toi pour l’abstraction ?
Justine Emard : Oui, même si ce langage est très difficile à défendre, tant beaucoup de gens sont frileux à l’idée de dépasser la représentation et l’illustration, un des mots que j’ai le plus entendu lors de la mise en place de l’exposition universelle… Beaucoup avaient besoin de comprendre, de voir et d’imaginer, alors que ce que l’on vise, ce sont les points de suspension à la fin.
L’une de tes dernières créations, Chim(AI)ra, présentée lors de Panorama 26 au Fresnoy, est une œuvre-jeu vidéo accompagnée par des sculptures de chimères réalisées en impression 3D. Est-ce que la présence de ces dernières est une manière pour toi de matérialiser l’installation dans le réel, et donc de donner des clés de lecture, sans trop en dévoiler ?
Justine Emard : Ce qui est particulier avec le jeu vidéo, c’est que l’œuvre n’existe pas sans le visiteur, sans son interaction. Avec Chim(AI)ra, j’avais envie d’explorer cet aspect-là. Aussi, j’avais envie de questionner le rapport au temps. Dès que l’on parle d’intelligence artificielle, on s’expose à divers lieux communs : on dit que l’IA fait gagner du temps, qu’elle accélère le processus de création, etc. Or, ici, les différents éléments qui composent Chim(AI)ra ont pris forme selon différentes temporalités : si les chimères ont été générées en quelques secondes, le jeu vidéo a lui été réalisé en quelques mois. Quant à la pétrification des sculptures, celle-ci a pris presque un an…
Au-delà de l’envie de donner des clés de lecture aux spectateurs, je ressentais surtout le besoin ici de mettre en scène cet échange entre la réalité matérielle d’un ordinateur dans un lieu d’exposition sur lequel on joue à un jeu capable d’influencer l’imaginaire numérique et la cristallisation calcaire, qui est en fait une technique de fossilisation avancée qui existe depuis la nuit des temps.
« Les idées qui m’animent et mes préoccupations me ramènent toujours au même endroit. »
Avais-tu conscience de créer un lien avec Hyperphantasia, où tu parles de l’origine des images dans les grottes ?
Justine Emard : C’est marrant parce que beaucoup font le lien entre ces deux œuvres… Un paléontologue m’avait même dit voir un rapport à la préhistoire dans les sculptures de chimères de Chim(AI)ra. C’est là tout l’intérêt d’exposer : ça permet bien souvent de voir ce qui nous échappe, de laisser les autres relire notre travail et nous permettre de mieux comprendre le fil que l’on déploie parfois de façon inconsciente. Je dis souvent avoir l’impression de faire systématiquement la même chose, alors que finalement, la typologie de mes œuvres est très différente. On pourrait, c’est vrai, penser que ma pratique s’inscrit dans un tas de médiums. Or, les idées qui m’animent et mes préoccupations sont toujours connectées entre elles, et me ramènent toujours au même endroit.
À quoi ressemblerait cet endroit ? À un lieu où on s’interroge sur les rêves, la vie artificielle et les espèces animales ?
Justine Emard : Il y a à l’évidence cette idée de capter un signal de différentes origines et de lui donner une forme, de créer la rencontre entre plusieurs entités – les humains, les machines, les formes de vie naturelles, etc. -, et de comprendre comment ces dialogues peuvent donner naissance à des situations particulières. Il y a aussi cette idée de ramener de l’organique dans le numérique pour mieux le perturber ou l’enrichir. D’où le fait de travailler avec des systèmes neuronaux très différents.
Aux Beaux-Arts de Clermont-Ferrand, avais-tu déjà ces obsessions en tête ou est-ce la découverte des nouvelles technologies qui t’a amené vers ces thématiques ?
Justine Emard : Je dois reconnaître avoir trouvé les Beaux-Arts très classiques… Ce n’est qu’après avoir terminé mon cursus que j’ai fini par être invitée pour une résidence expérimentale dans un laboratoire de réalité virtuelle. J’avais envie d’aller voir ce qu’il peut y avoir derrière une image, de bousculer les frontières, de travailler avec des outils numériques que je pouvais expérimenter ou détourner. Ma première œuvre en réalité augmentée date de 2011. On n’en était alors qu’aux prémices. Personne ne savait ce que c’était. Pas grand-monde n’avait de smartphones, et il n’y avait même pas encore de caméras frontales sur les iPads… Pareil pour la réalité virtuelle ! Je voyais malgré tout dans ces technologies des possibilités hyper prometteuses, un moyen de m’approprier des médiums peu artistiques et de les détourner.
Le détournement c’est quelque chose d’important pour toi ?
Justine Emard : Clairement ! C’est une manière d’ouvrir une vision, de ne pas se conforter dans les médiums à disposition, mais aussi d’aller vers l’inconnu. Aux Beaux-Arts, on est très vite enfermé dans un médium qu’on est censé devoir explorer toute notre vie. En parallèle, j’ai très vite eu l’envie de m’essayer à la 3D ou à la programmation web. Depuis, j’ai gardé ce besoin de découvrir d’autres façons d’appréhender le monde.
Outre la réalité augmentée, ton travail s’appuie aussi sur l’impression 3D, l’IA ou la réalité virtuelle… As-tu également appris ces technologies en autodidacte ?
Justine Emard : J’ai quand même besoin de maîtriser les technologies un minimum pour être autonome…. Par exemple, j’ai fait une formation en robotique pour apprendre à programmer des bras robots ou faire de l’impression 3D. Surtout, j’adore collaborer avec des personnes spécialisées. Parce que je ne suis pas fan d’idée que l’on se fait de l’artiste créant seul dans son atelier. Et parce que ça m’intéresse de détourner les théories scientifiques afin d’adapter mon œuvre. Pour moi, la collaboration est réussie dès lors qu’une œuvre fait autant sens dans la recherche artistique que dans la recherche scientifique.
Le travail réalisé auprès de Takashi Ikegami (Co(AI)xistence), par exemple, est autant cité dans revues scientifiques que montré dans des conférences sur la robotique ou présenté dans des musées. C’est une grande satisfaction. Ça prouve que l’artiste n’est pas là pour illustrer une théorie scientifique ou l’instrumentaliser : ce type de collaboration doit faire avancer les deux parties. Ce qui est, je te l’accorde, assez rare, dans le sens où les artistes et les scientifiques sont animés par des préoccupations tellement différentes que rien ne semble être prévu pour créer une rencontre commune.
Être artiste, c’est aussi, dans l’idée, avoir le privilège du temps. As-tu l’impression d’avoir le temps nécessaire pour créer, entre les projets en cours, ceux exposés, ceux en réflexion… ?
Justine Emard : Oh, tu sais, on court toujours après le temps finalement… Ce que je regrette, c’est de vivre dans une société qui attend en permanence de nouvelles œuvres, au point d’oublier celles qui existent déjà. Moi, à l’inverse, je me bats pour la conservation des œuvres d’art numérique. Il faut bien comprendre que si nos œuvres n’entrent pas dans des collections, on finira par perdre une forme de mémoire, et donc par laisser tout un pan de l’histoire disparaître. C’est pourquoi je rédige des protocoles ultra détaillés autour de mes œuvres.
Supraorganism, actuellement présentée au sein de l’exposition Échos du passé, promesses du futur, au macLYON, existe par exemple en quatre éditions – dont une dans la collection du ZKM et une autre au musée d’Ulsan, en Corée du Sud -, et je passe énormément de temps à dialoguer avec les conservateurs. Tout l’enjeu, tu l’auras compris, est donc de trouver l’équilibre entre du temps de création, du temps de réflexion et du temps de conservation.
« C’est quand même plus intéressant quand les œuvres sont multiformes et sont sollicitées, non pas pour leur médium, mais pour le message qu’elles véhiculent. »
Les technologies sont également sujettes à l’obsolescence ou à des tendances, comme les œuvres en réalité augmentée, qu’il faut sans cesse reprogrammer et qui ne semblent pas actuellement attirer les curateurs. Gardes-tu ces notions en tête au moment de créer ?
Justine Emard : C’est vrai que l’on me demande de moins en moins mes installations en réalité augmentée… Cela dit, je ne présente pas les œuvres dans des expositions parce que ces dernières se focalisent sur des médiums en particulier. Ce serait trop risqué, trop limitant. Co(AI)xistence, par exemple, a pu être présentée dans des expositions comme le musée d’art contemporain de Dublin dans une expo autour de l’esthétique japonaise à l’Hôtel Salomon de Rothschild (FUKAMI), dans un évènement autour de la science et de l’IA au Barbican Center ou encore à la HEK, autour des sentiments. C’est quand même plus intéressant quand les œuvres sont multiformes et sont sollicitées, non pas pour leur médium, mais pour le message qu’elles véhiculent.
Au sein du processus créatif, comment fais-tu pour ne pas te laisser happer par la technologie ?
Justine Emard : Il faut sans cesse trouver un équilibre entre le médium artistique et les matériaux utilisés. Actuellement, je travaille sur une nouvelle œuvre pour le millénaire de la ville de Caen, en partenariat avec le festival ]interstice[, autour de champs magnétiques composés à partir de particules de métal récupérées sur les plages de Normandie. J’aurais pu, c’est vrai, acheter de la maille de fer sur Internet. Mais je trouve que le sens est beaucoup plus fort si je m’appuie sur ces particules précises, qui ne sont finalement rien d’autre que des fragments d’une artillerie militaire.
Certes, le résultat est potentiellement moins fort, mais ça me plaît davantage de travailler avec cette matière mémoire. J’ai envie de la mettre en scène. Un peu comme lorsque j’enregistre mes rêves sur Dreamprints ou The First Dream / Hatsuyume : j’aurais finalement pu nourrir ces œuvres avec d’autres données, mais je trouve ça plus cohérent d’expliquer d’où viennent les composants de mon travail. J’y vois la possibilité d’entamer une collaboration, en l’occurence avec un département neuroscientifique, mais aussi de créer un échange avec une vieille tradition : celle des Hatsuyume, une pratique japonaise qui se rapproche du rêve lucide.
Il y a donc très peu d’aléatoire dans ton travail ?
Justine Emard : Non, les choses arrivent parce qu’elles ont été prévues ou parce que je me suis autorisée une forme d’imprévu. Cela dit, j’aime l’écriture en temps réel de la performance, ce moment où tu as le choix de dévier de ce que tu voulais faire initialement. L’œuvre devient l’instant. C’est cet instant qui va être vécu par les spectateurs et va créer de la beauté. Contrairement à une exposition, où tout est figé, peut-être même plus réfléchi, la performance me permet d’exprimer ma sensibilité en temps réel. C’est grisant.
On en revient là à ton goût pour la performance, évoqué au début de notre discussion. C’est devenu une part importante de ton travail ?
Justine Emard : C’est sûr que je m’intéresse de plus en plus aux croisements entre les arts visuels et les arts vivants. C’est parfois complexe quand tu travailles avec des traitements de données neuronales, comme avec Live Dream, dans le sens où le public ne perçoit pas systématiquement le propos artistique. Certains veulent tout comprendre, savoir comment ça marche, etc. Ça demande peut-être de mettre en place une médiation pédagogique… Je ressens malgré tout l’envie d’aller encore davantage vers cette forme d’expression. D’autant que les dispositifs immersifs permettent aujourd’hui de tout envisager, de tout explorer. Là encore, c’est grisant.
- Retrouvez Justine Emard ce dimanche aux commandes de la 46e édition de notre newsletter éditoriale.