Notre corps, tout comme la surface de la terre, est composé à plus de 60 % d’eau. Un rapport aux fluides et aux flux omniprésents dans notre quotidien que le KIKK Festival interroge en invitant une pléiade d’artistes et de spécialistes du numérique à s’emparer de la ville de Namur. Avec, comme fil rouge, cette thématique : Bodies Of Water.
Pas de vie sans eau. Pour le prouver, on dit souvent que les premières formes de vie sur terre sont apparues dans l’eau, voire que notre civilisation s’est historiquement épanouie autour de cet élément. S’il paraît difficile d’aller contre ces arguments, il convient également de rappeler à quel point les notions de flux rythment plus que jamais notre vie. Crises climatiques et crises migratoires sont au cœur des enjeux politiques d’aujourd’hui et de demain. La 12ème édition du KIKK Festival se penche ainsi sur ces flux mondiaux, maritimes et fluviaux, mais aussi sur les flux de culture, de politique et d’économie, en relation avec les systèmes de pouvoir en place au sein de notre société.
Lancé à Namur, en 2011, le festival des cultures créatives fondé par Gilles Bazelaire et Gaëtan Libertiaux s’est depuis imposé comme rendez-vous incontournable de la scène numérique, se déployant dans 16 lieux de la capitale wallonne et multipliant les formats d’exploration : expositions multiples, tables rondes, workshops, rencontres professionnelles… Tout est matière à échanger sur ces affluences et notre rapport à l’eau, que ce soit via L’écho des méduses de Mélodie Mousset & Eduardo Fouilloux, Brume de Joanie Lemercier, les cristaux liquides de Maurice Mikkers ou les mots de Marie du Chastel, directrice artistique du KIKK : « Nous transpirons, nous urinons, nous ingérons, nous éjaculons, nous avons nos menstruations, nous allaitons, nous respirons, nous pleurons. »
La Belgique, nouveau centre du monde
Quel meilleur endroit pour se poser ces questions d’ordre global, car directement liées à notre devenir, que la Belgique, terre européenne par excellence où se côtoient une multitude de langues, et plus particulièrement encore Namur, qui cristallise presque à elle seule l’essence du plat pays. À l’occasion du KIKK Festival, la ville accueille d’ailleurs plusieurs pays dans son Creative Village, espace névralgique de l’événement où est réunie la crème des écosystèmes créatifs des pays et régions en visite, du Québec à l’Éthiopie, en passant par la France. Quelques pas plus loin, l’espace Market rend quant à lui compte de l’effervescence mondiale autour du numérique, et rassemble des projets uniques et innovants d’entrepreneurs belges et internationaux.
Si l’on devait résumer cette 12ème édition du KIKK en un mot, ce serait sûrement celui-ci : « partage ». Partage de pensées, de territoires, de numéros de téléphone, etc. Chacun y va de son idée pour nourrir celle de son voisin, et tous les cerveaux se mettent au diapason lors des conférences menées par plus de 50 intervenants venus du monde entier. À l’heure où la division pollue les interactions humaines, quel bonheur de bénéficier de la vision du monde de tous ces acteurs.
Cet état d’un monde morcelé et tordu de conflits, les organisateurs en ont bien conscience. En donnant la parole, dès l’ouverture du festival, à l’artiste Nelly Ben Hayoun-Stépanian, l’événement annonce la couleur et laisse le.a réalisateur.rice français.e embarquer les visiteurs dans un voyage provocateur à travers sa pratique décoloniale. La santé mentale est quant à elle évoquée par le studio créatif anglais spécialisé en narration interactive et immersive Anagram, venu présenter Goliath: Playing with Reality, une expérience VR primée à la Mostra de Venise 2021 retraçant le parcours d’un anonyme schizophrène malmené par les institutions psychiatriques. Flux migratoire, flux de pensées… Pas de doute : qu’ils soient culturels, politiques, économiques ou maritimes, les flux de tous types sont bel et bien le fil rouge de cette édition, qui rend compte du rôle essentiel de la création dans l’élaboration d’une réflexion engagée.
Se responsabiliser
« Pour traverser la crise climatique, il me semble que la science doit devenir une expérience sensorielle, sociale, rituelle. » Dans une Bourse pleine à craquer, Antoine Bertin nous parle de son rapport à la biométrie, lui qui se sert de la création sonore pour interroger le vivant. « Les aquariums, les zoos, les jardins botaniques nous permettent-ils vraiment d’écouter et de tisser des liens avec le monde vivant ? C’est l’art, et en particulier les pratiques hybrides, multidisciplinaires, numériques, qui pour moi détiennent les ingrédients nécessaires à faire bouger les esprits et ainsi sculpter de nouvelles relations inter-espèces. »
Au fil des manifestations, cette notion de responsabilité germe dans notre esprit constamment stimulé, et atteint son apogée au Pavillon, au cœur de l’exposition CAPTURES #2. « En anglais, ‘capture’ fait référence à la captation de données, d’informations, explique Charlotte Benedetti, directrice du Pavillon. C’est ainsi que la première partie de l’exposition est traversée par la manière dont les machines, désormais omniprésentes, et les algorithmes d’IA captent le réel, le transcrivent et influencent notre propre perception du réel. » Rapidement, on comprend toutefois que les premiers espaces de l’exposition refusent de plonger dans une ambiance ouvertement dystopique. À cela, ils préfèrent interroger les flux d’images de surveillance, que ce soit dans l’installation sonore de Dries Depoorter, Surveillance Speaker, qui martèle la salle de descriptifs factuels (« I see… a woman entering in the room »), ou celle de WIP Collective, Cascade, qui questionne la notion de capture à travers un dispositif rassemblant différents objectifs se filmant entre eux.
Un plaidoyer pour l’âme nature
Ailleurs, l’exposition explore le lien entre l’homme et la nature, mais aussi entre la technologie et l’environnement, avec un certain nombre d’œuvres engagées. Sur un présentoir sombre, des centaines de cartes postales noires et dénuées de motifs ont été déposées par Stéphanie Roland. Lorsque le visiteur s’en empare et les met au contact d’une plaque chauffante, leur image se révèle : une île d’ores et déjà disparue ou promise à la disparition suite à la montée du niveau de l’eau par le réchauffement climatique. Au verso, ses coordonnées GPS et l’année de son anéantissement.
Si le travail de la Belge, aperçue lors de la dernière édition de Scopitone, se révèle particulièrement poignant, il trouve également une certaine résonance du fait de son emplacement, Science-Fiction Postcards étant installé à proximité de l’impressionnant travail de recherche de Laura Colmenares Guerra, qui tente de cartographier l’Amazonie, un territoire couvrant 44 % de l’Amérique du Sud et cristallisant les tensions autour des énormes enjeux climatiques, à travers différents formats. « Cet énorme travail de recherche s’est étalé sur cinq années. Il se situe à l’intersection entre arts, sciences et technologies. Et c’est aussi dans cette intersection que s’inscrit l’ADN du KIKK », conclut Charlotte Benedetti. Un parfait résumé de cette nouvelle édition, dont les expositions se découvrent encore jusqu’à janvier.