« Ne nous libérez pas, on s’en occupe » : quand les artistes utilisent le digital pour questionner l’héritage colonial

"Ne nous libérez pas, on s'en occupe" : quand les artistes utilisent le digital pour questionner l'héritage colonial
“Voidwalker” ©Serwah Attafuah

Alors que la question autour de la décolonisation des musées se pose à intervalles réguliers ces dernières années, nombre d’institutions tentent actuellement de rendre justice et dignité aux populations qui ont longtemps été dépossédées de ces lieux culturels. Quant aux artistes, ils sont toujours plus nombreux à se servir du numérique pour représenter autrement l’esclavage, questionner des faits historiques, interroger le colonialisme et ses conséquences. Avec, au centre, une même pratique artistique (l’art digital), et une même quête : l’émancipation.

Hyperfate de Christelle Oyiri ©Marc Domage
©Linda Dounia
Untitled, 2021 ©Serwah Attafuah
©Prateek Arora

D’emblée, posons un constat : l’art, trop souvent, ne représente pas la France, mais bien une communauté que la France favorise au sein de ses institutions cultuelles, finalement peu représentatives de la mixité sociale, de cette « popularité » dont elles s’enivrent sans pour autant la révéler au sein des expositions. À croire que la France a peur d’être dégradée, de se laisser à ce genre d’entreprise nécessitant une profonde remise en question, à un changement de paradigme, à des efforts suffisamment conséquents pour permettre la réhabilitation ce qui a été spoilé.

Tout laisse donc à penser qu’il appartient aux artistes de venir chahuter les mentalités, mettre en lumières d’autres propositions, faire en sorte que les récits dominants ne proviennent plus systématiquement des mêmes coins de la Terre (Europe, Amérique du Nord, Australie). Christelle Oyiri, Ya Lu Lin, Silina Syan, Prateek Arora ou encore Joel Kachi Benson, auteur du premier documentaire VR réalisé par un cinéaste nigérian en 2018 (In Bakassi) : tous ces noms, aux propositions extrêmement diverses, semblent ainsi projeter le malaise de populations longtemps réduites au silence mais devenues, aujourd’hui, désireuses de se répandre en expression artistique ; comme s’il s’agissait pour ces enfants de la diaspora africaine ou asiatique de combler les non-dits de leur société (d’accueil, pour certains) par des images en abondance, loin des ressorts traditionnels, largement éculés, mais pour autant toujours particulièrement véhiculés en Occident.

Occuper l’espace numérique

Serwah Attafuah fait également partie de cette génération, et ne manque pas d’éloge au moment d’évoquer les libertés permises par le numérique : « En tant que femme noire vivant en Australie, un pays envahi et colonisé par les anglais il y a plus de 200 ans, j’ai forcément subi, directement ou non, le poids du colonialisme, rembobine-t-elle. Depuis toute jeune, je me confronte aux mêmes questions, au point d’avoir d’abord envisagé mon art comme un sanctuaire, un lieu serein et sans danger. Depuis quelques années, toutefois, j’ai décidé d’œuvrer au nom de ma communauté, de mettre en avant un message. Et le plus beau, c’est que le numérique me permet de le diffuser partout, en permanence. Même à des milliers de kilomètres de chez moi, il me suffit d’un ordi pour créer. C’est formidable, ça change complètement la donne. »

Commissaire d’exposition et conservatrice d’art numérique depuis plus de vingt ans, Isabelle Arvers abonde : « Le fait de pouvoir accéder facilement à toutes sortes de technologies, ou de pouvoir vendre son art sous forme de NFT, permet une occupation de l’espace numérique qui tranche avec la nécessité d’être présent en festival pour se faire remarquer. » D’autant que les grands raouts artistiques semblent encore et toujours s’inscrire dans une même logique : « À Dakar, par exemple, le marché de l’art est dirigé à 95% par des européens, donc des blancs… Même si la Chine tend à prendre de l’importance sur ce secteur, le système de la Françafrique est toujours en vigueur. D’où la nécessité d’occuper l’espace numérique. »

Restitution des biens spoilés

Pour comprendre ce qui se joue actuellement, le mieux est encore de remonter l’histoire et de s’arrêter en octobre 1973. Ce mois-là, dans une tribune de l’Assemblée générale des Nations unies à New York, le président zaïrois Mobutu Sese Seko dénonce avec vigueur le « pillage sauvage et systématique de toutes les œuvres artistiques africaines » durant la période coloniale. Indigné, il poursuit : « Nous sommes pauvres non seulement économiquement, mais aussi culturellement. Je demande que cette Assemblée générale vote une résolution demandant aux puissances riches qui possèdent des œuvres d’art des pays pauvres d’en restituer une partie afin que nous puissions enseigner à nos enfants et à nos petits-enfants l’histoire de leur pays. »

Il en va donc de l’héritage, de la transmission, de la nécessité de redonner leur sens initial aux objets : « Sortir une statue de Shiva de son temple pour l’exposer dans un musée, c’est la priver de ses multiples vies et la réduire à un simple morceau de pierre », affirmait dans nos colonnes Françoise Vergès, auteure de Programme de désordre absolu. Décoloniser le musée. Heureusement, les restitutions se multiplient ces dernières années. Fin 2022, par exemple, l’Allemagne a rendu une vingtaine de « bronzes du Bénin » au Nigeria, où se situe la capitale de l’ancien royaume du Bénin, tandis que le musée de Tervuren, en Belgique, fermé de 2013 à 2018 afin de « décoloniser » la présentation de ses collections, affiche désormais cette plaque à l’entrée : « Si les collections conservées et gérées par le musée sont la propriété juridique de l’Etat fédéral belge, elles appartiennent moralement aux pays dont elles proviennent ».

Au passage, mentionnons également l’Afropolitan Festival, organisé au BOZAR de Bruxelles, où des ateliers de décolonisation des arts animés par Isabelle Arvers ont été mis en place, mais aussi l’Institut national des Beaux-arts de Tétouan, où plusieurs projets ont été réalisés dans un dialecte local, comme pour affirmer l’existence, la singularité, la beauté et la richesse de cette langue. La conserver, également : après tout, le numérique est un excellent outil pour collecter des archives, regrouper des savoirs ancestraux précoloniaux, sauver de l’oubli ce qui tient de la tradition orale.

Le digital, facteur de décolonisation ?

Si toutes ces entreprises se révèlent nécessaires, elles sont bien évidemment encore insuffisantes. « Il faut faire l’effort de créer du lien, d’aller plus loin que de simples ateliers et des restitutions, ou de sélectionner un artiste à l’autre bout du monde le temps d’un festival, sans forcément développer une relation sur le long terme avec la région concernée, croit savoir Isabelle Arvers.

Du côté des artistes, il semble en tout cas que le numérique (ainsi que le Covid, qui accéléré le processus) ait complètement changé la donne : « En 2023, on n’a plus besoin d’un musée ou d’une galerie pour faire connaître son travail, se réjouit Serwah Attafuah, depuis Sydney. Avec Internet et ses multiples possibilités (le Web3, le métavers, les NFT, etc.), on est désormais libre de promouvoir notre art, de se priver des intermédiaires classiques et de véhiculer nos propres récits, traditionnellement tenus à l’écart des grandes institutions. C’est une façon de trouver notre place au sein du monde de l’art sans attendre qu’on nous la donne, mais aussi de montrer le côté héroïque des Quilombos au Brésil ou des Neg’ marrons aux Antilles et en Amérique, ces esclaves qui se sont échappés de l’oppresseur pour créer leur propre village. »

C’est précisément là que ça devient intéressant : Serwah Attafuah, mais aussi Natasha Tontey, Linda Dounia ou encore Sparsh Ahuja et Erfan Sadaati, auteurs d’un documentaire immersif en VR offrant une plongée dans les flux migratoires de l’Inde et du Pakistan en 1947 (Child of Empire), tous et toutes ont en commun d’avoir investi l’art digital afin de déconstruire les assignations patriarcales et/ou coloniales imposées par l’Occident. De fait, il ne s’agit plus de montrer des personnes qui subissent la domination de l’homme blanc, mais bien leurs forces, leur courage, leur aptitude à penser autrement.

Ainsi de Joel Kachi Benson qui, avec In Bakassi, raconte en VR l’histoire d’un garçon orphelin vivant avec un syndrome post-traumatique dans l’un des plus grands camps de déplacés à Bakassi, dans l’État de Borno, au nord-est du Nigéria. Ainsi de Jumoke Sanwo qui, via le destin de Njideka, d’Adeniran et des 21 millions de personnes vivant à Lagos questionne dans un documentaire immersif (Lagos At Large) l’évolution de la société nigériane, incitant les spectateurs à réfléchir sur ce que cela signifie d’être africain au 21e siècle, d’être en prise avec les réalités du capitalisme et du post-colonialisme. Ainsi de Forgotten Ones, un récit immersif à 360° produit par le studio kenyan (BlackRhino, spécialisé dans la VR et la XR), où l’on plonge dans la plus grande décharge d’Afrique de l’Est, raconté depuis le point de vue de la décharge elle-même. Ainsi de Lana Denina, cette artiste montréalaise qui reverse un pourcentage de ses ventes NFT à Cyber Baat, un collectif sénégalais d’artistes digitaux afrodescendants qui aide les artistes de cette communauté. Ainsi, enfin, d’Henri Tauliaut qui, depuis Fort-de-France, donne une autre image des savoirs ancestraux caribéens (type le Vaudou) à travers ses cours, où il est question de l’art biologique et artificiel chez les artistes contemporains de la Caraïbe et du continent américain.

À la manière de ces montagnes qui, une fois le printemps venu, commencent à se libérer de toute la neige qui leur est tombée dessus, de nombreux artistes mettent actuellement un point d’honneur à se débarrasser d’un point de vue trop européocentré, à réhabiliter certaines histoires, à questionner ces récits historique « trop souvent détenus par les soi-disant vainqueurs » regrette Serwah Attafuah. Bien sûr, leurs propositions se révèlent radicalement différentes d’un point de vue esthétique, mais tous tendent à rappeler une même vérité, essentielle : le monde n’est jamais aussi beau et juste que dans l’œil de ceux qu’ils méprisent, à qui ils se refusent et dont il a trop longtemps dénigré les avances.

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