« Le futur est déjà là », l’expo qui alerte sur notre devenir-machine

"Le futur est déjà là", l’expo qui alerte sur notre devenir-machine
“Robot mon amour #4”, série “Cyborgs #16”, 2015 ©France Cadet

Quelle relation l’être humain entretient-il avec la machine, hier mécanique, aujourd’hui algorithmique ? L’exposition Le futur est déjà là, au Grenier à Sel, à Avignon, y répond en s’appuyant sur les réflexions alarmantes, engagées, poétiques ou ironiques d’artistes contemporains animés par l’envie de nourrir notre imaginaire et notre vision de l’avenir. Un parcours complexe, heureusement éclairé par des médiateurs bienvenus !

La visite a à peine commencée que Véronique Baton, Directrice du Grenier à Sel et commissaire de l’évènement, annonce l’ambition : « Cette exposition constitue le second volet de la trilogie « Symptôme du vivant » nourri de réflexions et d’écrits de l’anthropologue français Philippe Descola sur la question du « grand partage » entre nature et société ». En complément d’une première partie, intitulée Ce que disent les plantes et consacrée l’année dernière à l’univers végétal, celle-ci est orientée vers les technologies et interroge la relation qu’entretient l’être humain avec le monde des machines, dont l’évolution est galopante et devance parfois les prédictions des récits de science-fiction. Au terme de cette visite, on ne peut qu’acquiescer : le futur est bel et bien déjà là ! 

Un robot assis à un bureau écrit un texte à l'aide de sa plume.
Pierrot écrivain, d’André Soriano ©Galerie Ivoire Chartres

De Pygmalion à l’IA

Avant de nous plonger dans un avenir plus ou moins proche, le parcours fait un bond dans le passé, en confrontant le visiteur à un Pierrot écrivain, un sublime automate daté de la première moitié du 20ème siècle et réalisé par André Soriano. Toujours opérationnel, ce dernier suscite une poésie troublante, volontiers intemporelle, et incite Véronique Baton à rappeler une vérité immuable : oui, notre envie de façonner un double humain remonte bel et bien aux siècles passés. De l’Antiquité grecque, avec le mythe de Pygmalion, à l’intelligence artificielle aujourd’hui, en passant par les automates du siècle des Lumières, ce fantasme n’a jamais été aussi proche de se réaliser parfaitement. Avant même l’avènement de la robotique et l’invention en 1920 du mot « Robot » par le dramaturge tchèque Karel Čapek, les machines n’ont cessé de tendre à nous imiter, jusqu’à désormais penser pour nous.

Panorama de personnages graphiques se succédant à la manière de lignes de code informatique.
Game over #8, installation interactive, 2024 ©Bastien Faudon

Une lutte déjà perdue ?

Plus actuel, le reste de l’accrochage met en lumière douze artistes, balayant ainsi plusieurs générations et nationalités différentes : originaires de France, de Suisse, d’Estonie, d’Australie ou des États-Unis, Donatien Aubert, Esmeralda Kosmatopoulous, Heather Dewey-Hagborg ou encore Filipe Vilas-Boas portent toutes et tous un regard singulier, entre récit anxiogène et humoristique, sur notre avenir incertain en compagnie des machines avec qui nous devons pourtant apprendre à cohabiter. 

Parmi la dizaine de travaux présentés, une œuvre a été spécialement conçue pour l’exposition : celle de Bastien Faudon, qui se définit avant tout comme un artiste-chercheur. Dans Game over, le Français, animé par l’envie d’explorer la porosité art/science, détourne le célèbre automate cellulaire Jeu de la vie (Game of Life), imaginé par le mathématicien britannique John Conway en 1970. Ce faisant, il propose au visiteur d’en prendre part, via cette installation vidéo interactive qui génère un dessin automatique et questionne les machines auto-reproductives de manière poétique.

À quelques mètres de là, France Cadet s’intéresse également à cette thématique et va encore plus loin. Dans Man VS Machine, elle rappelle, qu’à plusieurs reprises, la machine a battu l’homme, et prévient ainsi, sans verser dans l’alarmisme outrancier, que son développement pourrait bien nous échapper. Cette galerie de portraits concentre à elle seule les grands thèmes de cette exposition. Dans un premier temps, elle met en lumière la défaite de Gary Kasparov face à Deep Blue (IMB) aux échecs, ainsi que celle de Lee Sedol face à AlphaGo au go. Dans un second temps, elle en souligne les déviances, rappelant notamment que le logiciel Compas utilisé par la police américaine pour déterminer la dangerosité des criminels s’est révélé raciste – une malveillance programmée que souligne également l’artiste visuel Maxime Matthys, dont la série 2091 : The Ministry of Privacy traite de la surveillance de masse.

Le visage en 3D d'une surgit d'un mur blanc.
Stranger Visions, East Simple #7, 2012-2013, de Heather Dewey-Hagborg ©Axel Fried/Le Cube Garges

Une menace certaine

En dévoilant le DeepFake de Jordan Peel, celui du faux Barack Obama, France Cadet alerte également sur le fait que la situation pourrait bien se renverser, et qu’à son tour, la machine pourrait nous imiter. Une idée que semble partager les artistes Julien Prévieux, via ses propres deepfakes, et Heather Dewey-Hagborg, dans un de ses portraits en 3D, issus de la série Stranger Visions et réalisé à partir d’analyses de matériaux génétiques (cheveux, mégots de cigarettes et chewing-gum mâché). De son côté, Thierry Cohen aborde à sa façon cette fameuse perte de l’identité dans sa série visionnaire, Binary Kids, initiée en 2006.

Le futur étant déjà là, nous voilà dès aujourd’hui esclaves des machines, comme le concluent Julien Prévieux, dans sa vidéo What Shall We Do Next ? (2014), et Esmeralda Kosmatopoulos, via l’installation Fifteen Pairs of Mouths (2016). De manière similaire, leurs œuvres partent du principe que les machines nous contraignent à répéter sans cesse les mêmes gestes quotidiennement. Dès lors, n’auraient-elles pas déjà pris le pouvoir ? À moins que ce ne soit le capitalisme qui s’en soit emparé ? La question est posée, et Donatien Aubert y répond de manière très tranchée avec Veille infinie (2022), une installation immersive documentaire un peu trop subjective pour convaincre, quand bien même l’on partage les belles idées qu’elle avance. 

Portrait d'un jeune garçon analysé par une machine.
Binary Kid #6, 2008 ©Thierry Cohen

Si le discours audacieux tenu par Véronique Baton est limpide et anticipe des questions écologiques primordiales, les œuvres présentées au Grenier à Sel sont peut-être parfois un poil trop complexes. Seule certitude : elles méritent une attention toute particulière afin d’en saisir pleinement le sens. Quoiqu’il en soit, Le futur est déjà là est une formidable réponse envoyée à celles et ceux qui reprochent aux artistes d’avoir trop souvent la tête dans la Lune. Ici, tous posent un regard éclairé et finalement plus réaliste sur notre planète que nombre de nos politiciens, sur qui ils ont visiblement une longueur d’avance !

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